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Deming, le visionnaire incompris

Tous ceux qui, de près ou de loin, ont abordé le domaine de la Qualité en France ont forcément entendu parler d’Edwards Deming, mais n’ont en général retenu que sa fameuse « roue de Deming ». Or, il se trouve que ce n’est pas Deming qui a imaginé cette roue mais son compère Walter Shewhart. Deming l’a d’ailleurs popularisée sous le nom de « cycle de Shewhart ». Et c’est tout le problème de la vie de Deming : celle d’un rebelle en costume qui n’aura jamais été vraiment compris dans son propre pays. En revanche, il est devenu une légende au Japon, où une sorte de prix Nobel de la Qualité porte son nom. Mais revenons aux origines…

Qui est Deming ?

Edwards Deming est né en 1900 et mort en 1993. Après des études d’électrotechnique, Il obtient un doctorat de mathématiques et de physique à l’université de Yale en 1925. Deux ans plus tard, il rencontre Walter Shewhart, qui travaille aux laboratoires Bell et qui a élaboré un système de management de la qualité s’appuyant sur les statistiques : ce sont les débuts de la « Maîtrise statistique des procédés ». En 1930, Deming se passionne à son tour pour les statistiques et part les étudier à Londres.

A son retour, il met en œuvre ses connaissances dans le cadre de l’amélioration des rendements agricoles puis sur les mécanismes de recensement par échantillonnage. Il est considéré comme un expert en statistiques. En 1947, dans le cadre du soutien des Américains au redressement économique du Japon, Deming est envoyé sur place afin de conseiller les industriels japonais.

L’approche de Deming ne consiste pas à ajouter de la qualité dans le management, mais à refondre totalement les méthodes de management. Ce qui deviendra le management par la qualité totale. Les patrons de Sony, Toshiba, ou Toyota lui prêtent une oreille attentive et bientôt, Deming donne de véritables cours à un auditoire de 200 ingénieurs et industriels, dont le célèbre Taichi Ohno, ingénieur chez Toyota.

Nul n’est prophète en son pays

Les ingénieurs de la JUSE ((Japanese Union of Scientists and Engineers) décident de publier les notes prises pendant ces cours. Mais Deming renonce aux droits d’auteur. La JUSE décide alors de consacrer l’équivalent à la création d’un prix : le « Deming Prize », qui est toujours l’une des récompenses mondiales les plus prestigieuses en matière de Qualité. En 1960, Deming reçoit même l’une des plus hautes distinctions japonaises : la médaille de l’ordre du trésor sacré. Car Deming est l’un des plus grands contributeurs au redressement et aux succès industriels du Japon d’après-guerre.

Mais aux États-Unis, personne ne connaît Deming. La division du travail, érigée en dogme par Frederick Taylor règne en maître : « L’ouvrier n’est pas là pour penser ». Les « bureaux des méthodes » déterminent quelles sont les meilleures façons de faire. Les ingénieurs conçoivent, l’employé exécute. Et là où Deming imagine le contrôle de la qualité tout au long du processus (de la conception à la fabrication), Taylor place les contrôles qualité en fin de chaîne, dernière étape de son célèbre triptyque : spécifier, exécuter, contrôler.

Si le japon peut le faire…

Le Japon adopte donc massivement les enseignements de Deming. Mais pas le reste du monde. Le déclic arrive tardivement, en 1980, lors d’une émission de NBC : « Si le japon peut le faire, pourquoi pas nous ? ». La première partie est consacrée à l’étouffement de l’industrie par des normes galopantes, édictées par des agences gouvernementales pléthoriques ne connaissant rien à l’industrie (nous sommes en 1980, mais le discours reste d’une incroyable actualité :)

La seconde partie aborde la différence fondamentale de management dans les entreprises japonaises, où chaque ouvrier est véritablement acteur de la qualité. On y voit des industriels américains « découvrir » les préceptes de Deming appliqués depuis 30 ans dans des usines japonaises florissantes. Ils découvrent des taux de défauts infiniment plus faibles que dans des entreprises américaines comparables, et un engagement incroyable des employés dans l’amélioration permanente.

« Nous avons davantage appris en 15 jours, qu’en 20 ans de production » dit l’un d’eux. « Le Dr Deming avait raison : 85% de nos problèmes sont des problèmes de management » explique un autre industriel.

Edwards Deming explique sa vision du management : « vous améliorez la productivité quand les gens travaillent plus intelligemment, et non plus durement ». Il explique également la nécessité absolue du contrôle statistique de la qualité à toutes les étapes (« Si vous ne savez pas mesurer, vous ne savez pas piloter ») et la participation active des employés.

C’est un choc pour Ford, très mal en point, qui décide de s’offrir les services de Deming, à 79 ans ! C’est son premier client en dehors du Japon ! Il y édicte ses fameux « 14 points de la Qualité » à l’attention des dirigeants. L’année suivante, Ford revient à la première place de constructeur automobile aux États Unis, place qu’il avait perdue depuis 60 ans.

Les 14 points de Deming

Quelle est donc cette synthèse de la philosophie de Deming ? Ces 14 points qui ont fait le tour du monde et dont, aujourd’hui encore, beaucoup d’entreprises pourraient s’inspirer ?

  1. Gardez le cap de votre mission en améliorant constamment les produits et les services.
  2. Adoptez une nouvelle philosophie.
  3. Faites en sorte que la qualité des produits ne demande qu’un minimum de contrôles.
    Intégrez la qualité du produit dès la conception.
  4. Abandonnez la règle des achats au plus bas prix. Cherchez plutôt à réduire le coût total. Moins de fournisseurs. Plus de loyauté et de confiance.
  5. Améliorez constamment tous les processus de planification, de production et de service.
  6. Instituez une formation permanente, par la pratique
  7. Instituez le leadership, nouvelle manière pour chacun d’exercer son autorité.
  8. Chassez la crainte.
  9. Détruisez les barrières entre les services. Pensez processus.
  10. Supprimez les slogans et les exhortations destinés à augmenter la productivité.
  11. Supprimez les quotas de production. Privilégiez le leadership.
  12. Supprimez les obstacles qui empêchent les employés, les ingénieurs et les cadres d’être fiers de leur travail, ce qui implique l’abolition du salaire au mérite.
  13. Instituez un programme énergique d’éducation et d’amélioration personnelle
  14. Mobilisez tout le personnel de l’entreprise pour accomplir la transformation.

Ces règles qui forment l’essentiel de sa démarche ont donné lieu a de nombreux compléments de sa pensée, par le biais de conférences, de séminaires, y compris en France : « Au Japon voyez-vous, chacun travaille pour l’entreprise, EST l’entreprise, car son emploi dans l’entreprise est à vie. Le travail en groupe et le partage en sont largement facilités. Vous ne réalisez pas à quel point l’environnement est favorable au Japon, alors que ce n’est pas le cas aux États-Unis ou en France. Comment peut-on s’impliquer dans la qualité de l’entreprise quand on sait qu’on peut perdre son job dans 6 mois, ou que l’on cherche déjà son prochain job ?»

Nous pourrions penser que plus de 40 ans après cette émission de NBC, les entreprises auraient largement fait évoluer leur vision et leur approche du management. La fameuse « bienveillance » et la « responsabilité sociétale » ont certes envahi les réseaux sociaux et les DRH. Mais les objectifs et les primes individuelles sont toujours là, la décomposition du travail, les sanctions, les slogans et les cloisons entre services également.

Deux ans avant sa mort, on demandait à Deming, alors âgé de 91 ans, et qui continuait son activité à Tokyo, si les entreprises américaines avaient prêté attention à son enseignement. Sa réponse fut sans ambiguïté : « Non. Pas du tout. Il faudrait une vraie réforme ».

Sources
Japan can. Why can’t we. NBC. 1980. A voir absolument.
Lessons from the red bead experiment. Deming Institute.
Out of the crisis. Edwards Deming. 1982.
Edwards Deming. La Qualité totale. Les Echos. 2016.
Quality in Japan. Edwards Deming. 1980
The Management Thinker We Should Never Have Forgotten. HBR. 2016.
Deming Prize. Wikipedia.
Edwards Deming. Wikipedia.

 

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