Dabbawalas : 100% excellence, 0% technologie

Comment une entreprise de 5000 personnes, illettrées pour la plupart et sans moyens technologiques, parvient à délivrer un niveau de service exceptionnel ?

La voix du client

Mumbaï (Bombay). Dans cette grande métropole indienne de 12 millions d’habitants, les travailleurs se lèvent très tôt pour aller travailler, souvent à l’autre bout de la ville. A la différence des pays occidentaux, les indiens rejettent majoritairement la restauration rapide ou d’entreprise. Ils préfèrent de loin les plats cuisinés par leur épouse, sœur ou mère. D’abord par goût et par souci diététique. Ensuite, parce qu’ils ont l’assurance que ces plats ont été cuisinés conformément à leur caste (par exemple, un brahmane ne mangera jamais un plat cuisiné dans un récipient en terre cuite). La maîtresse de maison doit donc cuisiner très tôt afin que son mari (ou ses enfants) partent avec leur déjeuner… ou utiliser les Dabbawalas !

Dabbawala, qu’est ce que c’est ?

Le principe est simple : un livreur passe à domicile dans la matinée, chercher le repas préparé par la maîtresse de maison dans une boîte en métal (« tiffin ») et va l’acheminer jusqu’à l’endroit où travaille son mari. Une fois le déjeuner terminé, il va ramener la boîte vide à l’expéditeur… et recommencer le lendemain. C’est le travail des 5000 Dabbawalas de Mumbaï, qui livrent chaque jour, en 3 heures, 260.000 repas, 6 jours par semaine, 51 semaines par an.

Tout a commencé en 1885, quand un banquier embauche un homme pour lui amener chaque jour son déjeuner au bureau, et ramener la boite vide à son domicile. 5 ans plus tard, cet homme créé une entreprise avec 35 livreurs, qu’il baptisa Dabbawala (porteur de boîte). Ces livreurs très peu qualifiés voyaient là une façon de ne pas mendier et d’avoir un revenu régulier. C’est encore vrai aujourd’hui.

Des performances exceptionnelles.

L’organisation atypique des dabawallas et la performance du procédé, a conduit des étudiants de la prestigieuse Harvard Business School a en faire un case study. On y apprend ainsi que moins d’une boîte sur 6 millions n’est pas délivrée au client final. soit 0,000017% d’erreur, beaucoup mieux que 6σ ! Et moins de 1,3% des repas sont livrés avec un retard supérieur à 15 mn.

Le tout sans aucune technologie : ni informatique, ni smartphone, ni GPS.

Ces performances sont les mêmes quelles que soient les conditions : quel que soit l’état du trafic, sous un soleil accablant, ou sous les trombes d’eau de la mousson. Le service est d’une telle qualité que les familles échangent parfois d’autres choses via les boîtes (clefs, chargeur de portable, courrier important, etc). On a pu lire que cette organisation était « certifiée 6σ ». C’est bien entendu faux. 6σ n’étant pas une norme.

Le parcours d’une boîte.

Chaque Dabbawala a la charge d’une trentaine de boites-repas (60 kg) . Le Dabbawala effectue sa collecte en vélo en commençant par les maisons les plus éloignées de la gare. Chaque client connait l’heure exacte du passage, fiable à 3 mn près. La récupération d’une boîte prend 30 à 60 secondes. Chaque boîte possède un code visuel sur le couvercle. Ce code va permettre de définir le trajet : quelle gare, quel quartier, quel immeuble, quel étage, quel nom ? Les informations manquantes sont compensées par la connaissance fine qu’a le Dabbawala de ses clients

Les boîtes sont regroupées à la gare (sauf celles qui doivent être distribuées localement, environ 10%). Elles sont triées en fonction de leur gare de destination, puis chargées dans le wagon de queue selon l’ordre inverse des stations, afin de pouvoir être déchargées en quelques secondes lors des arrêts (entre 20 et 40 secondes). L’espace de déchargement est réduit, et les bousculades fréquentes car les trains sont bondés (4700 passagers/train en moyenne).

A la gare d’arrivée, un autre Dabbawala, connaissant parfaitement son secteur, prend les boîtes en charge (vélo ou charrettes à bras) et part faire la distribution. A 13 heures, les Dabbawalas déjeunent (avec leurs propres boîtes !). Puis ils collectent les boîtes vides, et font le chemin inverse pour les ramener aux clients. Vers 16h30, la journée est terminée.

L’organisation

L’organisation (Dabbawala Trust) possède très peu de niveaux hiérarchiques (principe Lean). Chaque Dabbawala est un entrepreneur et non un employé. Le recrutement de nouveaux Dabbawalas se fait uniquement dans la ville ou les villages environnants et sur recommandation d’un membre du groupe. Chaque Dabbawala est observé pendant une période probatoire. S’il convient, il doit verser environ 10 mois de salaire (1400 $) pour être associé.

Ceux qui ne délivrent pas le niveau de qualité attendu ont droit à 2 chances. Puis sont écartés de l’organisation. Les Dabbawalas ont leur propre « juridiction » pour punir et gérer les conflits. Les amendes sont fréquentes. Car rien ne compte plus que la qualité de service et le respect de la sécurité. Un code de conduite simple mais strict est imposé aux dabbawalas : Porter un petit couvre-chef blanc (Ghandi cap), avoir sur soi sa carte d’identité, ne jamais boire d’alcool.

Chaque groupe (de 20 à 25) gère aussi bien les finances, l’opérationnel, que les nouveaux clients. Les Dabbawalas ont entre 18 et 65 ans, et sont quasi exclusivement des hommes. Ceux qui ont le plus d’expérience sont élus superviseurs (muqaddams). ils règlent les différends entre livreurs, supervisent le codage, le tri, le chargement des boîtes.

Raghunath Medge, le président de l’organisation explique qu’il ne veut pas associer des Dabbawalas surqualifiés ou trop instruits :

« Ils posent trop de questions, amènent des problèmes, et ne sont pas impliqués. L’engagement a de l’importance, la qualification n’en a pas ! »

Un Dabbawala peut espérer gagner environ 140$/mois (alors que le salaire moyen en inde est de 110$/mois). La Dabbawala Foundation prend en charge le remplacement des bicyclettes volées ou abimées, des charrettes à bras, l’assistance médicale pour les familles des Dabbawalas, des dons, et des aides diverses.

Les clefs du succès

Elles sont multiples :

  • Les Dabbawalas sont des entrepreneurs, et non des salariés. Ils négocient eux-mêmes les tarifs avec les clients. ils sont impliqués, fiables et s’engagent sur la durée.
  • La qualité de service est le pilier du système, adopté par tous. « Si nous ne fournissons pas un service fiable et ponctuel à nos clients, ils iront ailleurs, et notre entreprise centenaire fermera » R. Medge
  • Ce service répond à un réel besoin des clients et procure donc du sens aux dabbawalas : « Nous permettons aux gens qui travaillent de bien manger » dit l’un d’eux
  • Le coût pour le client est 6 fois moindre que celui d’un coursier traditionnel.
  • Les Dabbawalas connaissent parfaitement les habitudes de leurs clients (fidélisation)
  • Le réseau ferré très dense permet une forte capillarité de la distribution.
  • Le système de codage des boîtes est simple, visuel et efficace
  • La conquête de nouveaux clients se fait exclusivement par bouche à oreille (pas de marketing)

A méditer ?

Du coup, je m’interroge. Comment se fait-il que, en dépit de toute notre technologie,  nous ne parvenions pas à faire aboutir des projets dans les temps, délivrions une qualité de service souvent médiocre, avec des coûts de revient élevés ?

Alors qu’à l’autre bout du monde, un service ultra fiable, répondant exactement aux attentes des clients,  est délivré, chaque jour, pour un coût modique, sans informatique, ni marketing, ni RH, ni service Qualité. Le tout avec une organisation de 5000 personnes, sans réelle hiérarchie, pour la plupart illettrées. Et avec pour seuls moyens de locomotion (non polluants) : le vélo, des charrettes ou le train.

Sources
Vidéo (17 mn) : la journée d’un dabbawala.
Vidéo courte : The Six Sigma Dabawalla
Le Case Study d’Harvard (9$)
Le système de codages des boîtes.

4 Commentaires

  • J’ai vu un reportage très intéressant sur cette logistique complexe. Mais une question m’est tout de suite venu à l’esprit.
    Pourquoi chaque indien ne part il pas au travail avec sa gamelle plutôt que de sous traiter cela ? Il y a t il une règle qui impose que le repas soit préparé après une certaine heure ? Quelqu’un peut il me répondre ? D’avance merci

    • Frédéric Jugé

      En fait, pour être allé en Inde du centre et du sud, il y a plusieurs années, j’ai pu constater que le rythme de travail était plutôt calé sur le soleil. Les travailleurs partent vraiment très tôt et reviennent dans l’après-midi. A Mumbai, qui est une ville gigantesque, cela est encore plus marqué car il faut y ajouter les importants temps de transport. Comme les mères de famille préparent en général le repas pour tous les membres de la famille, cela les oblige à se lever vraiment très tôt, si on veut que les enfants et le mari partent avec leur repas fraîchement cuisiné.
      Avec les Dabbawalas, à l’inverse, la mère de famille peut tranquillement préparer son repas le matin, et le faire partir chaud à partir de 11h00 près de chez soi (école des enfants) ou souvent à l’autre bout de la ville (entreprise du mari). C’est un service très répandu à Mumbaï, mais de nombreux travailleurs transportent néanmoins eux-mêmes leur repas.

  • Un bel exemple de modèle basé sur le bon sens et l’efficacité
    pas de place aux états d’âme… pas de place pour les feignants !

  • On a rien inventé d’autre que la complexité avec toutes nos supers connaissances…..et on a simplement oublié l’essentiel : l’implication, l’envie, la volonté…..le moteur de la vie ;o)
    Excellent ;o)

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