Notre « bon sens » n’en est pas un !

On entend souvent dire que le Lean Six Sigma n’est finalement pas si compliqué que ça à mettre en œuvre, parce que « c’est surtout du bon sens ».

Outre le fait que votre bon sens n’est probablement pas le même que le mien, je lui préfère – et de loin – les faits et les chiffres. Pourquoi ? parce que le « bon sens » fait souvent prendre des décisions absurdes, en complète contradiction avec les faits.

Dernier exemple en date : Le CNRS s’est fait épingler cette semaine (« Le Canard enchaîné ») pour avoir publié une étude démontrant qu’un médicament contre le lupus, une maladie auto-immune, était efficace, puisque 52% des patients ayant pris ce médicament ont réagi positivement. L’ennui, c’est que 44% ont réagi de la même façon avec un placebo. Alors, 52% est-il significativement différent de 44% ? Tout dépend de la taille de l’échantillon. Ici, il n’était que de 202 personnes.

Pour être significatif à 95%, il eût fallu un échantillon de 1011 personnes. Pourtant, le « bon sens » plaide ici pour une efficacité du médicament. En l’occurrence, le problème est moins ici un problème statistique qu’un problème de conflit d’intérêt, car le CNRS sait heureusement ce qu’est une puissance d’échantillon (voir l’article « Aux rats morts pour rien« ). Bon sens : 0 – Statistiques : 1

2 chèvres et 1 voiture

Examinons un autre exemple qui défie le « bon sens » : le Paradoxe de Monty Hall. Mis en avant par Steve Selvin, un statisticien américain en 1975, il a été repris à de nombreuses reprises dans la littérature et même au cinéma (« Las Vegas 21 » avec Kevin Spacey).

Vous êtes dans un jeu télévisé, et vous avez devant vous 3 portes. Deux d’entre elles cachent une chèvre. La dernière cache une voiture. Si vous désignez la porte derrière laquelle se trouve la voiture, vous l’avez gagnée.

Vous désignez donc une porte au hasard. L’animateur du jeu sait où se trouve la voiture. Il va donc ouvrir une porte qui n’est ni celle que vous avez désignée, ni celle où se trouve la voiture. Vous découvrez donc forcément une chèvre…

Vous vous trouvez donc face à 2 portes toujours fermées. L’animateur vous demande alors si vous souhaitez rester sur votre choix initial, ou si vous désirez changer de porte.  Votre « bon sens » vous dit que la première fois, vous aviez une chance sur 3. Et qu’à présent, vous avez une chance sur 2 (puisqu’une porte a été éliminée). Puisque c’est du 50/50, vous décidez donc de maintenir votre choix comme la plupart des gens (syndrome de la dépense gâchée) …

… et vous avez tort ! Les probabilités démontrent le contraire. Vous auriez dû modifier votre choix. Pourquoi ?

Reprenons. Vous choisissez d’abord la porte C. Disons que la voiture se trouve derrière la porte B. L’animateur est donc contraint d’ouvrir la porte A, et découvre la chèvre. Or, vous disposez à présent d’une information précieuse qui modifie les probabilités. En effet, en choisissant la porte C, vous aviez donc 1 chance sur 3 (probabilité = 1/3) que la voiture se trouve derrière, et 2 chances sur 3 que la voiture se trouve derrière l’une des 2 autres portes (A ou B).

Le fait d’ouvrir justement une des 2 autres portes ne change rien au fait que la voiture a toujours 2 chances sur 3 de se trouver derrière la dernière porte (B), et toujours 1 chance sur 3 de se trouver derrière la porte que vous avez choisie initialement (C). Vous devriez donc changer d’avis.

Le révérend Thomas Bayes a travaillé sur ces sujets au 18ème siècle (mais pas avec des chèvres et des voitures :) et a établi un théorème qui permet de connaître la probabilité de B sachant la probabilité de A, ce qui est exactement le cas ici, mais on le comprend mieux avec le schéma suivant :Monty Hall. Frédéric Jugé. BBS2Statistiquement, on démontre ainsi que vous avez 2/3 chances de gagner la voiture en modifiant votre choix et seulement 1/3 en le conservant. Une simulation de Monte Carlo, ou une simple simulation sous Excel nous le montre sans ambiguité. Bon sens : 0 – Statistiques : 2

Sauver des vies avec « bon sens »

Une expérience psychologique historique a été tentée avec des médecins. L’énoncé était le suivant : Une maladie touche 1 personne sur 1000. Cette maladie est toujours mortelle.

On peut sauver le patient par une greffe, mais qui est très risquée, puisque le taux de survie est de 50%. Autrement dit, une personne opérée sur deux décède. Avant de décider de l’opération, on peut effectuer un test de dépistage, mais ce test n’est fiable qu’à 90%, ce qui signifie que sur 100 malades, le test ne sera positif que pour 90 d’entre eux.

Une personne est choisie au hasard dans la population et passe le test qui s’avère positif. Faut-il l’opérer ou pas ? La plupart de médecins conseillent l’opération « puisque le test est fiable à 90% ». Donc, en toute logique, la personne est très probablement malade, et si on l’opère, on a une chance sur deux de la sauver, alors qu’elle est condamnée dans le cas contraire.

Mais ce raisonnement « plein de bon sens » occulte une donnée importante : le fait que la maladie ne touche qu’une personne sur 1000. Or, cette donnée est fondamentale.

Imaginons que la population compte 10.000 personnes. On sait donc que 10 d’entre elles sont malades. Donc les 9990 restantes ne le sont pas. Si on fait passer le test aux 10 personnes malades, 9 seront déclarées « positives », et une ne sera pas détectée.

En revanche, si on fait passer le test aux 9990 personnes restantes (donc saines), le test fiable à 90% déclarera donc « positives » à tort 999 personnes (10%). Qui seront opérées pour rien, et dont la moitié va mourir. 500 morts grâce au bon sens.

Là aussi, notre ami le révérend Bayes donne une probabilité d’un peu moins de 1% qu’une personne prise au hasard avec un test positif, ait réellement contracté la maladie. 1% seulement !

Ce biais cognitif, connu sous le nom d’ « oubli de la fréquence de base » est à l’origine de nombreuses décisions absurdes, comme l’explosion de la navette Challenger, ou le surdiagnostic des cancers. Bon sens : 0 – Statistiques : 3

Conclusion

Bon. Même si les statistiques l’emportent ici, il est de nombreuses fois où elles sont tellement trafiquées pour servir la cause de celui qui les présente (comme dans le cas du CNRS), qu’on ne leur fait plus confiance, à juste titre.

Le GBS (= Gros Bon Sens) comme disait mon Master Black Belt favori *, est un outil du Lean redoutable, et doit toujours être gardé à l’esprit. Mais on ne prend pas des décisions critiques sur la foi de ce seul bon sens, car elles peuvent être très lourdes de conséquences. Le cycle DMAIC du Lean Six Sigma permet de s’appuyer des analyses statistiques rigoureuses qu’il ne faut surtout pas négliger, même si l’effort est conséquent, et même si l’on est pressé de constater des résultats.

Les statistiques sont un allié du bon sens, et non son ennemi.

Sources
Illustration : « Frankenstein Junior ». Mel Brooks. 1974.
Le Canard Enchaîné du 20.06.2018
Statistiques, méfiez-vous. Nicolas Gauvrit. Ellipses poche.
Les décisions absurdes. Christian Morel. Folio.
Le théorème de Bayes. Wikipedia.
Problème de Monty Hall. Wikipedia.
* Bernard Murry

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