Compter les œufs ou surveiller la poule ?

L’informatique en général, et Excel en particulier, ont contribué à faire pulluler les indicateurs dans l’entreprise. Parfois pertinents. Rarement fiables. Et les liaisons dangereuses entre indicateurs et primes semblent être devenues la norme. Et si cette approche était dangereuse voire fatale ?

De nombreuses entreprises ont fixé des indicateurs, et y ont attaché des incitations financières. Ce sont les fameux KPI, pour Key Performance Indicator. Mais d’où vient cette notion de KPI ? et en quoi peut-elle être détournée, voire néfaste à l’entreprise et aux collaborateurs ?

Notons déjà que le terme « Performance » ne signifie pas exactement la même chose en anglais qu’en français. En effet, Performance en anglais signifie aussi le résultat, ou la prestation. Alors qu’il est fortement connoté défi et dépassement en français. Donc, un KPI n’est pas forcément un indicateur de performance, mais plutôt de résultat. Petit glissement sémantique, mais qui n’est pas anodin.

A cela, s’ajoutent les OKR (Objective Key Result) directement hérités du fameux « management par objectifs », cher à Peter Drucker. C’est Andy Grove, fondateur d’intel qui a le premier popularisé ce concept (1975), remis au goût du jour par toutes les entreprises de la Silicon Valley, Google en tête (1999). Les OKR s’apparentent à des objectifs chiffrés fixés à chaque niveau de l’entreprise, ainsi que des initiatives et comportements, contribuant à une vision globale, les objectifs généraux étant déclinés en objectifs locaux. On retrouve ici des similitudes avec la démarche Hoshin, expliquée dans un précédent article.

Les dérives des KPI

Lors d’une des missions que j’ai menées pour un support informatique interne d’une grande entreprise, il avait été mis en place un indicateur sur le délai de résolution. On mesurait donc le délai entre l’ouverture d’un « ticket » (description de l’incident) et sa clôture. Ce délai ne devait pas excéder 3 jours pour les incidents « normaux » (passons sur l’oxymore qui consiste à qualifier un incident de « normal »)

Et bien entendu, une prime individuelle était associée à cet indicateur. Bilan : Pour toucher la prime, chaque matin, plusieurs opérateurs regardaient leurs tickets ouverts, puis clôturaient ceux qui approchaient dangereusement des 3 jours. Pour ouvrir aussitôt un nouveau ticket, avec les mêmes informations copiées/collées, afin de remettre les compteurs à zéro.

De plus, plusieurs opérateurs choisissaient les incidents « faciles », de façon à maximiser leur chance de les résoudre rapidement. Peu importait alors que l’utilisateur malchanceux patiente de longues journées (semaines) pour voir son incident résolu. La prime d’abord, le service ensuite.

Mais l’entreprise n’avait évidemment pas pour stratégie de fermer rapidement les tickets. Elle avait pour stratégie de disposer d’un support interne exceptionnel qui permettrait à tous d’être productifs en disposant d’un système d’informations robuste et performant. La focalisation sur l’indicateur a fait perdre de vue la stratégie initiale, et est même allée à l’encontre de celle-ci, en délivrant un service déplorable.

C’est ce qu’on appelle parfois les « indicateurs pastèques » : verts à l’extérieur, rouges à l’intérieur !

Autre exemple : une marque automobile bien connue, décidée à offrir « un service d’exception » à ses clients, a mis en place un système de mesure de la satisfaction dans les garages de la marque. On invite donc le client à donner son opinion sur la prestation. Il a le choix entre « Extrêmement satisfait », « Satisfait » ou « pas très satisfait » (sic). Le client est prié de ne pas être mécontent puisque la note est au minimum de 3 étoiles sur 5 !

Mais surtout, au bas du document qui affiche fièrement « Votre avis nous intéresse », le garage précise : « ATTENTION : La réponse SATISFAIT nous pénalise ». Comment le client perçoit-il cette annotation ? Comme une manipulation (maladroite) pour solliciter sa bienveillance et non son opinion. Une fois de plus, une prime associée à un tel indicateur conduit le garage à travailler pour l’indicateur et non pour l’objectif initial (la satisfaction totale du client).

Le phénomène de substitution

Yuji Ijiri, un économiste japonais s’est penché sur ce problème dans les années 75. Mais c’est Willie Choi qui a détaillé le phénomène en 2009 dans un article universitaire que l’on pourrait traduire par : « Les effets de la rémunération incitative sur la substitution de stratégie ». Ce phénomène de substitution (surrogation) se produit lorsque les collaborateurs confondent l’objectif avec l’indicateur censé le représenter. Il y démontre que cette substitution est exacerbée dès que des « incentives » (primes ou autres) sont en jeu. Les managers vont alors concentrer leurs efforts sur l’atteinte d’un indicateur conforme, en perdant de vue l’objectif.

L’exemple le plus connu est celui de la Wells Fargo qui avait développé une « stratégie de relations à long terme avec ses clients ». L’indicateur phare était le taux de ventes croisées. Accompagné des inévitables primes sur résultats. Bilan : tous les employés se sont mis à vendre des produits additionnels aux clients, souvent sans leur consentement, les yeux rivés sur l’indicateur.

C’est ainsi que près de 4 millions de comptes ont été ouverts sans l’accord du client. Face aux nombreuses plaintes, la Wells Fargo a dû rembourser ses clients (6 millions), faire face à une amende de 142 millions, et a été contrainte de provisionner 3 milliards de dollars pour frais de justice à venir. Un désastre absolu, et totalement contre-productif par rapport à la stratégie initiale.

La poule et l’oeuf

D’où le choix délicat des indicateurs à mettre en place.

Comme souvent en excellence opérationnelle, les différences sont d’abord culturelles entre le Japon et l’occident : « En matière de gestion de production, pendant que les japonais évaluent en permanence la santé de la poule, les occidentaux comptent les œufs » écrit Masaaki Imai.

Il semble, d’après Imai, que les occidentaux privilégient les résultats à court terme, sans s’attacher à la façon de les obtenir alors que les Japonais privilégient la bonne méthode et son respect. On le retrouve d’ailleurs dans l’écriture des kanji (idéogrammes japonais) où le résultat compte autant que la façon d’écrire, c’est-à-dire le bon geste (donc le respect du processus).

Une bonne façon d’éviter le phénomène de substitution est donc d’associer étroitement les managers à la déclinaison de la stratégie (Hoshin) afin qu’ils élaborent eux-mêmes les indicateurs, et qu’ils comprennent en quoi ils ne sont que la représentation du chemin à parcourir et non le but à atteindre.

Enfin, attention à la prime sur indicateur. Si elle peut sembler tout à fait motivante et objective (puisque la performance est mesurée), elle peut-être redoutablement contre-productive car l’être humain est ainsi fait, qu’il privilégie son intérêt personnel (un indicateur conforme, donc une prime) plutôt que contribuer à l’objectif quitte à renoncer à une gratification.

Ensuite, reste à appliquer quelques règles afin que les indicateurs soient au service de l’objectif et non l’objectif lui-même. Un prochain post détaillera ces bonnes pratiques en matière d’indicateurs. Quels indicateurs ? pour qui ? sous quelle forme ? A quel endroit ? etc.

D’ici là, surveillez bien la poule plutôt que de compter les œufs (d’or)

Sources
The effects of incentives systems on strategy surrogation. Kazeem Olalekan Akinyele. 2018.
Lost in Translation: The Effects of Incentive Compensation on Strategy Surrogation. Willie Choi. 2009
Comment les enfants japonais apprennent les kanji. Nippon.com. 2016
Le scandale de la Wells Fargo. Les Echos. Février 2020.
Harvard business review. Don’t Let Metrics Undermine Your Business. 2019
Masaaki Imai. « The Key to Japan’s Competitive Success ». 1986

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