Ikigai, le secret du bonheur (au travail) ?
Okinawa est une petite île japonaise d’un peu plus d’un million d’habitants, qui possède une particularité : elle présente un taux de centenaires trois fois supérieur au reste de la population mondiale. Et ces centenaires (et parfois largement plus) ne sont pas grabataires dans des maisons de retraite où ils crèvent à petit feu dans l’indifférence générale. Non, ils sont actifs, et au service de la communauté pour la plupart.
De nombreux scientifiques se sont intéressés aux causes de cette longévité exceptionnelle. Et ils ont trouvé 4 particularités dans les habitudes de vie des habitants.
- Bouger : beaucoup de ces centenaires font des kilomètres chaque jour.
- Bien manger : légumes de l’île, peu de viande, beaucoup de poisson, manger lentement, en communauté.
- Ne pas fumer
- et enfin… une raison de se lever chaque matin.
Ikigai, le « sel de la vie »
C’est ce dernier point qui nous intéresse et qui a donné lieu à de nombreuses interprétations, pas toujours fondées. Cette « raison de vivre » est basée sur un concept né sur cette île : Ikigai. Qu’on peut traduire approximativement par « joie de vivre » ou « raison d’être ». Quel rapport avec l’excellence opérationnelle et le Lean Management ? j’y viens.
Ikigai est souvent représenté sous la forme d’une rosace où figurent les aspects les plus importants de notre motivation à vivre : Ce dont le monde a besoin, ce que vous aimez, ce en quoi vous excellez, et ce pour quoi vous êtes payés. Ces différents cercles se superposent. Ainsi certaines activités peuvent faire à la fois partie de ce que vous aimez, et ce que vous savez bien faire, ou de ce que vous aimez et de ce dont le monde (ou la société) a besoin
Au centre, se trouve IKIGAI, la conjonction parfaite de la passion, du sentiment d’accomplissement, de l’excellence et du travaiL Le bonheur.
Ikigai est formé de 2 mots. Iki (la vie, la joie) et gai (la valeur). La valeur de la vie.
Dans le reste du Japon, Ikigai a une signification plus familière, qu’on pourrait traduire par « plaisir de la vie ». Boire une bière fraîche quand il faut chaud est « ikigai » par exemple.
Redonner du sens au travail.
Traditionnellement, quand vous demandez à quelqu’un ce qu’il « fait dans la vie », il vous répond systématiquement par sa profession, et non par ses passions, ses lectures, ses activités caritatives ou sa maîtrise d’un instrument de musique. La société valorise les individus presque uniquement en fonction de leur profession, et le Japon n’y a pas échappé. Il semble que le travail soit devenu le seul indicateur de contribution à la société
En dehors de l’île d’Okinawa, le Japon est en proie à un fléau terrible, le « karoshi », c’est-à-dire la mort par épuisement au travail (2000 morts/an). Il est courant de faire plus de 80 heures supplémentaires par mois au Japon, et de renoncer à ses vacances. L’attachement à l’entreprise est tel qu’il passe souvent devant la famille. Ce n’est PAS l’esprit de l’Ikigai et le Japon fait tout son possible pour inverser cette tendance mortifère, obligeant les salariés à prendre leurs vacances, ou à quitter les bureaux en coupant l’électricité. Aujourd’hui, seulement 30% des japonais considèrent que le travail fait partie de leur ikigai.
Premier cercle. Ce que l’on aime faire.
On fait avec plaisir ce qui nous passionne, c’est une évidence. Le temps passe vite, et nous travaillons sans effort, avec concentration. A l’inverse, une tâche qui ne nous intéresse pas paraît sans fin. Les mêmes dix secondes peuvent sembler courtes pour un baiser passionné, mais très longues si on vient de se cogner l’orteil dans le coin de la table ! « Comment des années aussi courtes peuvent-elles être faites de journées aussi longues ?» disait Jankelevitch
Il semble évident que dans un monde utopique, nous devrions tous faire un travail qui nous passionne, mais ce n’est bien entendu pas le cas. Cependant, il est sans doute possible de faire des tâches enrichissantes (donc créatrices de valeur) et de s’appuyer prioritairement dans l’entreprise sur ce que les collaborateurs aiment faire. Encore faut-il le leur demander et tenir compte de leur réponse !
Second cercle. Ce dont le monde a besoin.
C’est le fameux sentiment d’accomplissement, qui est absolument vital à l’homme, comme l’a démontré Abraham Maslow. Sur un plan psychologique, chacun de nous souhaiterait idéalement laisser quelque chose de son passage sur terre. Et souhaite contribuer à une cause plus grande que lui.
Ramené à l’échelle de l’entreprise, il faut donc que les collaborateurs comprennent en quoi ils contribuent à quelque chose. Le client n’est pas quelque chose de vaporeux et lointain. C’est un mammifère bipède comme vous et moi qui a un besoin, qu’il espère combler en achetant les produits ou services de votre entreprise. Il ne veut pas être traité en numéro, mais comme un être humain. Ikigai, c’est sentir que votre travail a une influence dans la vie des autres, et du client en particulier.
Une expérience menée à l’Université du Michigan a consisté à mesurer l’efficacité d’une démarche par téléphone afin de collecter des fonds pour des bourses d’étudiants. Le plateau d’appels a été scindé en 2 groupes. Le premier groupe a réellement rencontré et discuté avec des étudiants qui avaient besoin d’une bourse. Le second groupe n’a rencontré personne et a appelé sur la base d’un listing. Bilan : le premier groupe a collecté 171% de plus que le second groupe.
Mais pourquoi donc les entreprises s’acharnent-elles à laisser les seuls commerciaux (et parfois le marketing) en contact avec les clients ? Pourquoi invitent-elles si peu les clients à rencontrer des opérationnels ?
Il y a quelques années, alors que je dirigeais une équipe informatique, nous rencontrions des difficultés avec un logiciel que nous avions développé, destiné aux agences immobilières. Les clients se plaignaient de lenteurs et de défaillances. Et les informaticiens m’expliquaient, en gros, que leur produit était parfait et l’utilisateur un benêt. Un grand classique quoi.
J’ai donc amené 2 développeurs chez un de ces clients mécontents, une agence immobilière de Toulon. Le client était ravi de notre visite et a passé 2 heures à nous démontrer les lenteurs et comportement parfois absurde de notre logiciel. Il nous expliqué pourquoi il avait besoin de ces fonctionnalités, pourquoi il ne pouvait y travailler que le soir, pourquoi il fallait des temps de réponse excellents, et pourquoi la concurrence faisait mieux que nous.
Le choc a été rude, mais salutaire. Nous avons finalement pris le café et des gâteaux avec ce client réputé « difficile ». Et les développeurs ont pris conscience de pour quoi et pour qui ils travaillaient réellement.
Troisième cercle. En quoi suis-je excellent ?
On voit bien tout l’intérêt des cercles qui se superposent, car on est en général excellent dans les domaines que nous aimons. C’est cette excellence que recherchent les entreprises. Les japonais placent la culture de l’équipe avant celle de l’individu. Les travailleurs japonais visent donc naturellement l’excellence, afin d’être reconnus, remerciés et appréciés par leurs collègues.
En occident, nous sommes passés d’une culture du taylorisme le plus débridé à une relation quasi psychologique avec l’individu dans l’entreprise. Le management se joue désormais sur le terrain de l’individu, de l’intime, des sensations, des perceptions. Des pratiques comme la PNL (ou les neurosciences) ont pris le pas sur le professionnalisme des individus. Il ne faut plus seulement savoir-faire, mais aussi (surtout) savoir-être. L’excellence en tant que telle est souvent moins appréciée que le politiquement correct et le respect des usages de l’entreprise.
Quatrième cercle. Pourquoi suis-je payé ?
Les entreprises ont souvent réduit la mission de leurs collaborateurs a une fiche de poste, détaillant avec précision les tâches dont ils ont la charge. L’effet pervers de cette classification tayloriste est l’absence d’autonomie et pire, d’initiatives, qui peuvent même parfois être sanctionnées en cas d’échec (« vous n’êtes pas payés pour ça »).
Cela aboutit aussi régulièrement au syndrome du « pour ce que je suis payé, j’en fais bien assez », ou « ce n’est pas sur ma fiche de poste », ou « je ne suis pas payé pour avoir des idées d’amélioration ». Il est alors bien difficile de faire comprendre à tous que la qualité, l’innovation, l’amélioration font partie du travail, et ne sont pas l’affaire d’un « service qualité » ou d’un « service méthodes ». « Pourquoi suis-je payé ? » devrait naturellement rejoindre la question « En quoi est-ce que je contribue ? ». C’est souvent loin d’être le cas.
Le « bonheur au travail » est à la mode, et dans cette optique, certaines entreprises permettent à leurs salariés de consacrer du temps à des activités caritatives, associatives ou sociales. Mais cela ne serait-ce pas un terrible aveu de faiblesse ? Une démonstration éclatante que l’altruisme et la quête de sens des salariés ne peut plus se faire au sein de l’entreprise ?
Ikigai = utopie ?
Oscar Wilde disait « Une carte du monde qui ne comprend pas l’utopie n’est pas digne d’un regard, car elle écarte le seul pays auquel l’Humanité aspire ». On pourrait sans doute résumer l’Ikigai à ce pays. La convergence entre ce que l’on aime faire, ce que l’on sait bien faire, ce à quoi on contribue, et ce pour quoi l’on est payé.
En dépit d’une attitude tenace que l’on trouve dans de nombreuses entreprises, il est totalement contre-productif d’affecter quelqu’un à une tâche qu’il n’aime pas faire, pour laquelle il n’est pas fait ou qui ne comble pas son désir de contribuer. La « servitude volontaire », si bien décrite par La Boetie ne dure qu’un temps.
En conclusion, voici mon ikigai, en espérant que ma passion de l’excellence opérationnelle par l’action, les outils, l’empathie envers les clients que j’aide, et l’accomplissement de leurs collaborateurs, me permettra d’en vivre (joyeusement) encore (très) longtemps ! A vous de faire le vôtre.