La caissière et l’éléphant

Entre 4 et 5 tonnes. Le poids d’un éléphant. Voilà ce que déplace en moyenne chaque jour, une caissière d’hypermarché. Et en dépit des performances exceptionnelles de ces stakhanovistes du code barre, les temps d’attente ne diminuent pas vraiment. Pourquoi ce paradoxe ?

Le passage par les caisses constitue la plus grande source de non-valeur pour le client. Celui-ci vient pour choisir et acheter. Or, on impose à ce « cher client » non seulement d’attendre, mais aussi d’effectuer de multiples manutentions : des rayons vers son caddie, de son caddie vers le tapis, puis du tapis vers le caddie, et enfin du caddie vers le coffre de sa voiture. N’oublions pas qu’il doit aussi remettre le caddie en place, et qu’une fois rentré, il faut également qu’il décharge le coffre et range ses achats ! 1 produit acheté = 6 manutentions offertes !

Le temps d’attente moyen aux caisses des grandes surfaces est de 11 mn, avec des disparités très importantes. Près de 90% des clients trouvent que les temps d’attentes sont excessifs. Au-delà de 5 mn, près de 40% des visiteurs commencent à montrer des signes d’impatience. Après avoir musardé dans les rayons, alléché par les promotions, la dégustation de cubes d’emmental et les têtes de gondoles, la caisse symbolise un retour à la dure réalité car il va falloir payer. Et personne n’aime payer.

Depuis que les supermarchés existent, les enseignes ont cherché un moyen de réduire le temps de passage aux caisses. Pourquoi ? Pour éviter que les clients ne renoncent à attendre et abandonnent leurs achats. Une étude a montré que les grandes surfaces européennes perdent en moyenne 16 M€ chaque année à cause de ces clients impatients. La même étude démontrait que des attentes inférieures à 5 mn permettaient d’augmenter les recettes de 3,7%. C’est dire l’enjeu.

Accélérer le travail de la caissière ?

Au début des années 50, il fallait 2 opératrices pour traiter le passage en caisse d’un seul client. Une qui prenait le produit, énonçait la nature du produit et son prix, puis le rangeait dans un sac en papier. Sa collègue devait taper le prix, le code produit et le rayon sur sa caisse. Il fallait en moyenne 10 à 15 secondes par article, à deux. Puis on est passé à une seule caissière qui faisait tout… sauf mettre l’article dans le sac !

Dans les années 80, le code barre apparaît en France. Casino le teste dans un magasin dès 1982. Il permet plusieurs avantages extraordinaires pour le magasin : limiter les erreurs de saisie, décompter les stocks, et surtout faire fluctuer les prix sans être obligé de re-étiqueter. Un gain de temps phénoménal et l’impossibilité pratique pour le client de vérifier le prix du produit. Il en est alors réduit à faire confiance à l’étiquette dans le rayon.

Le temps de cycle, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre 2 produits successifs pris en main par la caissière, passe de 15 secondes à moins de 8 secondes avec le code-barre. La caissière doit prendre le produit, trouver le code barre, et le scanner avec une petite « douchette ».

Enfin, étape ultime, le lecteur de code-barres multidirectionnel. Plus besoin de chercher où se trouve le code barre. Plus besoin de tenir une douchette à la main. Il suffit de passer le produit devant le lecteur pour entendre le bip rassurant du scanner. Le temps de cycle tombe souvent à moins de 2 secondes par article pour des caissières expérimentées. Record de vitesse et troubles musculosquelettiques garantis.

Les fausses bonnes idées

Ces audacieuses tentatives de faire passer le mur du son à la caissière ont-elles été couronnées de succès ? Les files d’attente ont-elles disparu ? Pas du tout. Les clients continuent d’attendre… et de partir si la promesse d’un passage rapide n’est pas tenue. Carrefour a ainsi écopé d’une amende de 10.000 € pour n’avoir pas tenu son engagement d’une « attente garantie de moins de dix minutes avant de passer aux caisses ». Carrefour a eu beau expliquer que l’attente commence quand on pose son premier article sur le tapis, il n’a guère convaincu…

Donc, les attentes aux caisses sont toujours là. Et pourquoi sont-elles increvables ? Simplement parce qu’on a optimisé un poste de travail (la caisse) et non pas un processus, à savoir le passage en caisse dans sa totalité : déposer les articles, les passer à la caisse, les remettre dans le caddie, payer et partir.

La caissière est ce qu’on appelle une « contrainte », c’est-à-dire qu’elle est l’étape la plus lente d’un processus global. Si on lève cette contrainte en accélérant son poste de travail, la contrainte va mécaniquement se déplacer. Et où s’est-elle déplacée aujourd’hui ? Sur le client. Sur une brave dame ou un petit vieux qui essaie de remplir ses sacs à la vitesse d’un article toutes les 2 secondes. Contraint de battre lui-aussi des records s’il ne veut pas que ses articles s’amoncellent sur le tapis. On assiste alors à une course de vitesse entre la caissière qui bipe les articles, et le client qui les met dans ses sacs. Malheureusement, la caissière gagne toujours. Et le client met les œufs et les fraises au fond du sac, et les canettes de soda par-dessus.

Sans compter le vague sentiment de culpabilité du client, qui sait qu’il est devenu le maillon faible et que la responsabilité de l’attente des autres clients repose sur lui. Un regard paniqué ne changera rien : la caissière ne ralentira pas car elle est chronométrée sur sa vitesse à passer les articles. Un non-sens absolu, puisqu’elle doit de toute façon attendre que le client range ses articles et se décide à sortir sa carte, ou pire, son chéquier…

Et le client dans tout ça ?

On dit souvent qu’Edison n’a pas inventé l’ampoule en essayant d’améliorer la bougie. C’est pourtant ce qui se passe dans de nombreuses entreprises.

Une première tentative pour accélérer encore le passage en caisse a consisté à les mettre en libre-service. Oui, je sais ce que vous vous dites : où est le service ? puisque c’est le client qui exécute les tâches auparavant dévolues au commerçant, et que cela ne lui rapporte strictement rien. Eh bien, vous avez raison, il s’agit simplement d’un transfert de charge vers le client. Au lieu de lui donner du service, on lui donne du travail, non rémunéré. Mais pendant qu’il cherche ses codes-barres et qu’il se débat devant l’automate, il ne pense plus à l’attente. Il a donc « le sentiment » de moins attendre.

De nombreuses entreprises ont ainsi déporté leur charge de travail vers le client. Des aéroports où l’on s’enregistre soi-même, à McDonald’s qui a présenté ses bornes comme une révolution, en passant par une SNCF sans guichet, le but est toujours le même : se décharger sur le client pour atténuer le sentiment d’attente tout en réduisant ses coûts de personnel. Marie-Anne Dujarier, professeur de sociologie parle de « main d’œuvre abondante et gratuite » ou de « ressources humaines extérieures à l’entreprise ».

Celle qui était auparavant caissière est maintenant chargée « d’assister » le client, et… de surveiller les vols, en restant debout pendant 7 heures.

Une autre approche, inspirée des douanes des aéroports consiste à avoir une file unique qui aboutit à des comptoirs multiples. Decathlon a été un des premiers à adopter cette approche en France, qui équilibre l’occupation des différentes caisses. Les mesures montrent que le temps d’attente est réduit de près de moitié. Seul inconvénient : la longue file d’attente peut être encore dissuasive et inciter des clients à renoncer.

Éliminer le passage en caisse ?

La seule vraie bonne approche ne consiste donc pas à accélérer le passage en caisse, mais à supprimer le passage en caisse, puisque cette étape représente de la non-valeur pure pour le client (attente, manutention, paiement). C’est ce concept qu’Amazon a développé pendant 4 ans pour ouvrir sa première boutique à Seattle, en 2018, sans aucune caisse ni étape de paiement. Vous dites bonjour en arrivant. Vous posez votre smartphone sur un lecteur qui vous ouvre les portes, vous mettez vos achats dans vos sacs ou paniers, puis vous sortez. C’est tout.

L’application vous permet de voir en temps réel les articles que vous prenez ainsi que leur prix, de consulter la facture détaillée. Le montant est prélevé sur votre compte bancaire dès votre sortie.

Comme toute innovation en rupture (le train, le téléphone, internet, etc), Amazon a fait l’objet de railleries diverses (de concurrents, Monoprix notamment) qui vouaient cette expérimentation à l’échec. Néanmoins sa technologie (Just walk out) est déposée, d’autres boutiques ont ouvert dans le monde, et de nombreuses sociétés (Standard Cognition, Zippin) se lancent aujourd’hui sur ce créneau et équipent les premiers magasins.

En termes d’excellence opérationnelle, 3 enseignements à retenir :

  • Ne pas accélérer une étape mais plutôt considérer le processus dans son ensemble, afin de distinguer ce qui créé de la valeur pour le client (et non pour l’entreprise), de ce qui n’en créé pas.
  • Ne pas hésiter à imaginer et viser la suppression des étapes sans valeur (même si tout le monde vous dit que c’est impossible). Se poser sans cesse la question : « à quoi sert réellement cette étape ? »
  • Et enfin expérimenter sur un périmètre restreint, et itérer : la boutique de Seattle est restée réservée aux salariés d’Amazon pendant 1 an.
Sources
Les TMS des caissières : Anact 2006
Standard Cognition, concurrente d’Amazon Go : Usine digitale. Avril 2020
Zippin ouvre son premier magasin : Usine Digitale. Mai 2020
L’évolution du métier de caissière : A. Ba. Thèse de doctorat Rennes I
Les perspectives du magasin sans caisses. LSA. Sept. 2019.
Le magasin sans caisse Amazon Go s’ouvre au public. LSA. Janvier 2018.
L’attente en caisse, source d’abandon d’achat. M. Oliveira. Mai 2012.

 

Un commentaire

Laisser un commentaire