Les standards : pas de bras, pas de chocolat !

Un(e) pilote de ligne s’installe aux commandes de son Airbus A380. Une machine de 450 M$ avec à son bord 20 membres d’équipage et 500 passagers. Des familles qui partent en vacances. Des voyageurs d’affaires.

Pendant que les passagers s’installent, le commandant de bord effectue ses vérifications à l’aide d’une check-list, en dépit de ses 1900 heures de vol sur cet appareil. Scrupuleusement, il déroule les étapes avec l’aide du co-pilote, en suivant la liste pas à pas. Sans omettre une seule ligne.

Une fois la check-list validée, le commandant de bord prend contact avec la tour et exécute les instructions lui permettant de décoller. Il suit précisément les voies commerciales identifiées, et reste en contact permanent avec les différentes tours de contrôle.

Mais lors de son approche finale, un énorme orage avec des bourrasques de travers, rend l’atterrissage très délicat. Alors que l’avion s’apprête à toucher la piste, les passagers entendent les réacteurs hurler et voient l’avion reprendre de la hauteur. Depuis le cockpit, le commandant annonce calmement « Vent violent au sol, nous allons effectuer une nouvelle tentative d’atterrissage ». Puis l’avion se pose enfin, et les passagers peu habitués poussent un soupir de soulagement.

Pas une contrainte : un cadre.

L’exemple du transport aérien est emblématique du respect des standards. Le commandant de bord n’a pas la latitude de faire n’importe quoi. Peut-il annoncer fièrement qu’il vient de lire un bouquin sur l’entreprise libérée, que toutes les initiatives sont permises sans en référer à qui que ce soit, et qu’il va tenter un looping ou filer plein sud pour que les passagers puissent contempler un magnifique coucher de soleil ?

Non, Le commandant de bord est le responsable ultime de 500 êtres humains et d’un avion hors de prix. Mais oui, il peut néanmoins évoluer à l’intérieur d’un cadre défini, précisément parce qu’il est l’unique responsable. C’est cela un standard : un cadre plus ou moins vaste, mais strict, au sein duquel on peut évoluer avec autonomie et responsabilité.

On se souvient du vol US Airways 1549 du Commandant « Sully » Sullenberger qui, en dépit de ses 2 réacteurs en panne (suite à un vol d’oiseaux) a décidé de se poser sur l’Hudson, sans faire aucune victime. Sa décision est intervenue suite à l’application stricte de la check-list qui mentionnait que les réacteurs ne pouvaient plus être rallumés à une vitesse inférieure à 550 km/h. L’A320 de Sully évoluant à 396 km/h, le standard n’était plus applicable. Et le commandant est sorti du cadre.

Évidemment, peu d’entreprises ont la vie humaine comme enjeu. Peu d’entre nous greffent des cœurs, fabriquent des médicaments ou pilotent une centrale nucléaire. Néanmoins, toutes les entreprises ont des enjeux financiers, commerciaux, humains, ou environnementaux.

La meilleure façon de faire… à ce jour

Le standard est souvent confondu dans les entreprises avec les fameuses procédures et modes opératoires issus de démarches Qualité souvent mal comprises. Ces procédures sont assimilées à des carcans obsolètes, jamais lues, et encore moins appliquées, bridant la créativité et l’initiative.

Un standard est précisément l’inverse.

Il n’est pas LA meilleure façon d’exécuter un travail, qui serait déterminée de façon scientifique et figée par des managers ou des responsables méthodes. Un standard est un guide qui précise la meilleure pratique à ce jour, décrite par les opérateurs eux-mêmes. Ce qui implique qu’un standard est vivant et doit évoluer, précisément grâce aux suggestions des opérateurs. Si vous demandez à n’importe quel ouvrier de Toyota comment il s’assure du « zéro défaut », il vous répondra invariablement « par les standards de travail ».

Le standard est une aide précieuse à la formation
Les standards sont inutiles aux opérateurs expérimentés qui les suivent naturellement. D’ailleurs, certaines entreprises n’affichent pas les standards à proximité du poste de travail. Mais comment garantir la qualité si l’on est à la merci d’un nouvel entrant qui fera simplement du mieux qu’il peut ? L’application méthodique par un débutant est aussi une excellente façon d’éprouver le standard.

Le standard est la base de la résolution de problèmes
En effet, face à un problème ou écart quelconque, les 3 questions à se poser sont toujours les mêmes : « Existe-t-il un standard ? Est-il connu ? Est-il appliqué ? ». Plus de 90% des problèmes résultent d’un NON à l’une de ces 3 questions. Et ce NON, loin d’être coercitif, permettra de faire évoluer (ou de constituer) le standard. Pas par la recherche d’un coupable, mais par la recherche des causes.

Le standard est la base de l’amélioration continue
Il constitue la fameuse cale de la roue de Deming dont nous avons tous vu des illustrations, mais beaucoup moins de déclinaisons concrètes. Comment s’améliorer si l’on ne dispose pas d’une base de travail formalisée que chacun applique rigoureusement ?

Un standard n’est pas une description exhaustive et millimétrée de tous les gestes. Pas la peine d’expliquer à un opérateur comment visser un écrou. En revanche, on lui précisera peut-être le couple de serrage s’il est important. On ne précisera pas à un opérateur de centre de contact le déroulement exact et mécanique de l’appel, mais simplement le fil conducteur de l’échange, certains mots-clefs, et des jalons.

Le standard doit être simple, pratique, et préciser au minimum les éléments suivants :

  • La séquence standard, c’est-à-dire l’ordre dans lequel effectuer les étapes
  • L’outil standard : avec quels outils (y compris informatiques) effectuer les différentes phases
  • Le geste standard : comment utiliser l’outil s’il y a ambiguïté ou phase délicate
  • Le temps standard : Combien de temps prend la tâche à effectuer

Pour vous en convaincre, imaginez que l’on donne 3 cuisines Ikea à assembler à 3 personnes, sans aucune notice. Puis que l’on compare le résultat obtenu, en termes de temps passé et de qualité. Une telle variabilité est-elle acceptable ?

Discipline intérieure

Lors d’une de mes missions, nous avions déterminé avec les opérateurs la meilleure distance pour approvisionner une ligne de production. Étant en 3×8, nous avions réuni 2 équipes sur 3 pendant le changement d’équipe de mi-journée pour réfléchir ensemble à la meilleure distance possible, aussi bien pour l’approvisionneur que pour les opérateurs. 26 opérateurs avaient ainsi été consultés

Une fois la distance idéale trouvée, nous l’avions matérialisée au sol temporairement, le temps d’observer les résultats de notre décision. Une grande photo montrant une palette posée au bon endroit complétait le dispositif.

Quelle ne fut pas ma surprise, quelques jours après, de constater que les palettes étaient toutes posées sans respecter la distance que nous avions mis tant d’énergie à déterminer. Je vais donc voir le chef d’équipe qui m’explique fièrement : « oui, mais j’étais de l’équipe de nuit quand cela a été décidé et je n’ai pas été consulté, donc je n’en tiens pas compte ». L’égo froissé de ce chef d’équipe avait eu raison du standard.

Face à une telle fronde, il n’y a malheureusement pas d’autre choix que de faire plier le rebelle tant qu’un nouveau standard n’a pas été établi.

Et c’est ce à quoi sont confrontés les entreprises : des problèmes récurrents dus à des standards non respectés. Pourquoi ? Souvent parce que les standards n’ont pas été établis par les équipes. Mais aussi – il faut le dire – par une simple absence de discipline, revendiquée et tolérée. Les défauts, retards, ou litiges se multiplient. Le chef d’entreprise se lamente. Et les responsables Qualité – sans aucun pouvoir – en sont réduits à répéter des consignes.

L’application d’un standard n’est pas une affaire de choix personnel. Dans le cockpit, le commandant de bord et le co-pilote mettent en œuvre la « vigilance partagée ». Si l’un d’eux ne suit pas le standard, l’autre va le lui signaler. Le standard est la différence entre un coup de chance (ou de malchance) et la régularité de l’excellence.

Et le chocolat dans tout ça ?

Jim Collins a documenté l’approche consistant à privilégier le QUI avant le QUOI. C’est-à-dire insuffler une culture de la discipline, en recrutant des personnes que leur autodiscipline naturelle conduira à engager une réflexion rigoureuse tout en respectant les standards. Puis emmener ces équipes vers un objectif. Plutôt que de vouloir discipliner les personnes en place, ce qui s’avère souvent une cause perdue. On peut en effet discipliner (par la peur) de bons petits soldats de l’entreprise et aller bravement au désastre.

Quand un occidental parle de discipline, on comprend immédiatement contrainte et coercition. Quand un Japonais parle de discipline, il parle de sa discipline intérieure. C’est cela l’esprit du standard : la meilleure façon de faire à ce jour, qu’il faut respecter rigoureusement tout en réfléchissant à son amélioration. Si le standard évolue, ce sera sur proposition d’un opérateur, après une période de test ayant montré des résultats mesurables, et l’adhésion des autres opérateurs. Cela devient alors la « nouvelle meilleure façon de faire ».

Pas de bras, pas de chocolat certes…Mais on peut vivre sans chocolat (difficilement).

Mais il y a plus grave : Pas de standard, pas de progrès !

Sources :
Vidéo : Les standards en action. Visite dans une usine Toyota.
« Le modèle Toyota ». Jeffrey Liker, 2004-2012.
« Good to Great ». Jim Collins. 2002-2013.
« Kaizen : la clé de la compétitivité japonaise » Masaaki Imai. 1992.
Retours d’expériences personnelles
Crédit Illustration (détournée). Chocolat Menier. Firmin Bouisset. 1893

 

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