Le pays du zéro retard

Affichage Retard TGV

On présente fréquemment le Lean Management en France comme une élimination (ou plus humblement, une réduction) des gaspillages. Ces gaspillages étant souvent assimilés aux gaspillages de la vie courante, comme un enfant qui ne finit pas son assiette. Alors que dans le Lean, les gaspillages ont un sens différent : il s’agit de tout ce qui ne contribue PAS à la valeur (d’un produit ou service) pour le client.

Et ça s’arrête souvent là. Parfois, en prime, une déplorable mise en application transforme le Lean en un lamentable accélérateur de cadences, avec problèmes sociaux et troubles musculo-squelettiques à la clef.

Or, les gaspillages (muda) ne sont qu’un des « démons » à traquer dans une approche Lean. Les autres étant le Mura (la variabilité) et le Muri (la surcharge, le déraisonnable). Si les muda sont souvent faciles à mettre en évidence, la variabilité est un fléau largement sous-dimensionné car plus difficile à mesurer.

Forte variabilité = Pas de promesse client

La variabilité est un fléau pour une raison simple : Si les caractéristiques de votre produit ou de votre service sont fortement variables, vous ne pouvez simplement plus rien promettre à votre client. Nous avons tous vécu le SMS d’un transporteur nous indiquant qu’il passerait « dans la journée », tourné en dérision sur les réseaux sociaux : « Le livreur m’a dit qu’il passerait entre 8h30 et 18h00. Je lui ai répondu que j’habitais entre Lille et Marseille », montrant bien qu’une telle variabilité ne correspond absolument pas aux attentes des clients… Ce qui n’empêche d’ailleurs pas les transporteurs de continuer.

Une baguette de pain doit peser « environ 200 g » selon la législation. Tout est dans le « environ ». Imaginons un boulanger qui fabriquerait des baguettes pesant tantôt 100g, tantôt 400g ?  Au bout de quelques jours, les clients auraient simplement déserté.

Une faible variabilité est donc essentielle pour respecter la promesse client. Mais aussi pour éviter de contrôler. Car le contrôle est un muda. Quand on branche un appareil électrique, personne ne songe à vérifier qu’il y a bien 230 V dans la prise. Car EDF délivre « toujours » une tension comprise entre 207 et 253 V. Une tolérance de ±10% certes, ce qui n’est pas brillant, mais anticipée par les constructeurs, et donc largement supportée par les alimentations à découpage.

Un exemple : TGV contre Shinkansen

La SNCF se félicite de l’exactitude « globale » de ses trains – particulièrement les TGV – et a lancé un grand chantier nommé « Excellence 2020 » afin de devenir la « référence mondiale » par « l’excellence du service rendu ». Comparons donc la ponctualité des TGV avec son équivalent japonais : Le Shinkansen.

Shinkansen

Le Shinkansen

Qu’est ce que le Shinkansen ? Le Shinkansen fut le premier train à grande vitesse dans le monde. D’abord mis en service sur la ligne Tokyo-Osaka, il circulait déjà à 210 km/h… en 1964. Environ 800.000 personnes sont transportées chaque jour dans le Shinkansen, contre 260.000 dans le TGV. Aujourd’hui, le nombre de lignes desservies a considérablement augmenté et la vitesse du Shikansen est de 300 à 320 km/h, donc comparable à notre TGV.

Mais la comparaison s’arrête là.

En terme de ponctualité, la SNCF ne comptabilise que les retards supérieurs à 5 mn. En dessous, on « considère » que le train est à l’heure (sans demander au client ce qu’il en pense). Sur le Shinkansen, on estime qu’un train est en retard dès la première seconde.

Sur la totalité des lignes TGV, environ 10% des trains sont en retard. C’est-à-dire avec un retard supérieur à 5 mn donc. Le pompon revenant à la ligne TGV Sud-Est où plus de 25% des TGV accusent un retard. Quant au retard moyen, il est de 32 mn. Formulé autrement, sur la ligne Paris-Marseille par exemple, 1 train sur 4 est en retard. Et ce retard est en moyenne de 32 mn (sur un trajet de 3 heures !). En termes de causes, 42% des retards seraient dûs à des problèmes d’infrastructure ou de matériel.

Côté Shinkansen, le constat est tout autre : Le retard moyen tous trains confondus se situe à 6… secondes. Et seul 0,3% des Shinkansen sont en retard (de plus d’une seconde donc).

D’ailleurs, les guides japonais insistent auprès des touristes sur la ponctualité des Shinkansen. Quelques minutes avant l’arrivée du train, tous les japonais sont soigneusement alignés sur le quai, afin de faciliter l’entrée dans le train et éviter de le retarder. A la gare de départ, les équipes de nettoyage mettent très exactement 7 mn pour nettoyer le train. Et ces équipes saluent les voyageurs sur le quai avant de partir.

La SNCF invoque également les cas « de force majeure » pour justifier les retards. On nous explique aussi que 2014 a été une « bonne année » en terme de ponctualité, grâce à un « hiver clément ». Au Japon, même pendant les typhons et les tremblements de terre, le Shinkansen circule. En 40 ans, le Shinkansen n’a été stoppé (partiellement) qu’à 3 occasions, à chaque fois lors d’importants séismes.

Deux visions de la Qualité

Le Shinkansen présente de nombreuses autres différences avec le TGV, notamment en matière de confort et de fréquence des trains, mais si l’on ramène la qualité au seul critère de la ponctualité, on constate que les 2 approches (française et japonaise) sont très différentes.

D’un côté, la SNCF estime que :
– Tant que le retard est inférieur à 5 mn, il n’existe pas
– Tant que le retard n’excède pas 30 mn, aucun remboursement n’est prévu
– Pour être remboursé de 75% du prix de son billet, le retard doit atteindre 3 heures !

Côté Shinkansen
– Tout retard, même de quelques secondes, est comptabilisé
– Aucun remboursement n’est prévu puisqu’il n’y a jamais de retard (perçu par le client)

La fonction de perte de Taguchi

C’est ce que Taguchi, un ingénieur japonais, a théorisé avec sa « fonction de perte ». Pour lui, il y a non-qualité, et donc coût pour l’entreprise, dès que l’on s’éloigne de la spécification prévue, ici l’horaire d’arrivée.

Bornes de spécification

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Pour schématiser simplement sa théorie, reprenons l’exemple de notre baguette. La spécification est fixée à 200g. On autorise une tolérance de 20g. Notre boulanger fabrique une baguette de 217g (donc conforme) et une autre de 223g (non-conforme).

L’écart entre notre baguette de 223g et celle de 217g est bien inférieur à celui entre l’objectif et 217g. Or, cette baguette de 217g est pourtant déclarée conforme. Mais selon Taguchi, notre boulanger perd de l’argent dès qu’il s’éloigne de la spécification (puisqu’il utilise de la matière qui ne peut être vendue). Et plus il s’en éloigne, plus il perd d’argent.

Et s’il s’en éloigne dans l’autre sens me direz-vous ? Dans un premier temps, il va gagner de l’argent certes, mais il court le risque à terme de perdre ses clients. Il court également le risque de passer sous la borne inférieure, si son processus n’est pas parfaitement maîtrisé.

Fonction de perte de Taguchi

Fonction de perte de Taguchi

Taguchi a donc mis en équation sa théorie. Elle prend la forme d’une parabole. Plus on s’éloigne de la spécification, plus le coût est important (il augmente en fonction du carré de la différence entre la spécification et la valeur mesurée).

La SNCF a donc adopté une approche basée sur des bornes de spécifications (30 mn), en supposant que les clients n’étaient pas prêts à renoncer au TGV au dessous de ce délai, ce qui n’incite guère à déployer des efforts pour respecter les horaires.

Sur un plan strictement Lean, rembourser des voyageurs est un muda considérable. Sur un plan financier aussi. Bâtir un plan « Excellence 2020 » pour devenir la « référence mondiale » du transport de voyageurs peut donc sembler bien ambitieux ! La compagnie Japan Rail a opté pour la vision de Taguchi : s’éloigner de la spécification, même légèrement, c’est perdre de l’argent, ou des clients… ou les deux.


Sources
– « Shinkansen japonais contre TGV français, la claque » UFC Que Choisir. 2014
– « Détail des retards TGV », 60 millions de consommateurs. 2013.
– « Comment Japan Rail botte le train de la SNCF ». Kanpai.fr
– « Bilan 2014 de la qualité de service des transports en France ». Ministère des transports.
– « Japan’s shinkansen best in world at safety, punctuality, tech » Japan today.
– « Shinkansen at 50: fast track to the future ». Japan Times 2014.

2 Commentaires

  • R. Martin-Sanchez

    Bonjour,
    Deux détails sont à prendre en compte :
    – en 1964, la vitesse de 240 km/h était le record, la vitesse commerciale des Shinkansen Série 0 était de 210 km/h en pointe.
    – les Shinkansen ont la totalité de leur parcours sur voie dédiées, passage et arrêt en gare inclus (l’écartement des autres trains est différent), ce qui, en terme de circulation et de régulation est beaucoup plus simple à mettre en œuvre, en effet, en France, les TGV sortants de la ligne à grande vitesse, se trouvent confrontés aux autres circulations (TER, Intercites, mais aussi Fret, et leurs aléas.
    Le second point est d’importance, comparer des choses est une bonne idée, tant que les spécifications sont les mêmes, et cela n’a jamais été posé dans la démonstration.

    • Frédéric Jugé

      Bonjour, et merci de votre contribution.

      En ce qui concerne la vitesse initiale du Shinkansen, vous avez tout à fait raison. C’est corrigé.

      En revanche, j’ai du mal à suivre vos arguments concernant la ponctualité des TGV.

      – Il est indéniable que les TGV sont handicapés par des parties sur voie « classique ». Que ce soit difficile n’exonère pas la SNCF de respecter les horaires. Un engagement vis-à-vis du client se respecte, quelles que soient les conditions. J’avais illustré ceci il y a quelque temps par un article sur les dabbawalas en Inde, qui délivrent un service incroyablement performant, sans aucun moyen technique et quelles que soient les conditions.

      – Par ailleurs, l’étude du ministère des transports montre bien que sur même sur des lignes à grande vitesse dédiées et sans gare intermédiaire, le TGV accuse des retards fréquents et importants. Par exemple, la ligne Gare de Lyon – Avignon TGV (aucun arrêt), affiche tout de même 10% de TGV en retard, avec un retard moyen de 29 mn ! D’ailleurs, le fait de passer par des voies classiques (Gestion du trafic) n’intervient que pour 17% dans les causes de retard, dixit la SNCF dans son rapport de 2014.

      Enfin, mon but n’est surtout pas d’accabler la SNCF, qui fait ce qu’elle peut et qui est parfaitement consciente du problème (je les ai entendu intervenir dans des colloques à plusieurs reprises, notamment sur les temps de préparation). Mais de montrer 2 approches différentes de la qualité : D’un côté, une approche « bornes de tolérance » et de l’autre une approche « perte dès le premier écart ».

      Merci de votre intérêt.

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