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5S : contrainte ou mode de vie ?

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Le 5S me fait souvent penser à ces gens qui suivent un régime draconien et perdent plusieurs kilos en quelques semaines. Et puis, un beau jour, ils se disent qu’ils pourraient sans doute prendre une (autre) bière ou un (autre) carré de chocolat, ou un hamburger, sans remettre en cause les efforts accomplis. Et à force de petites concessions « sans importance », on finit par reprendre le double des kilos qu’on avait perdus.

Toutes les mises en place du 5S auxquelles j’ai participé se sont déroulées de la même façon : une fois passés l’engouement et l’enthousiasme du « grand nettoyage » initial, et des premières mesures de rangement, on voit peu à peu la démarche se déliter, puis  – si l’on n’y prend pas garde – se dissoudre dans le quotidien.

5S. pourquoi ça ne marche pas (bien) ?

Tout l’esprit du Lean est contenu dans le 5S. Ainsi, une entreprise (une unité ou un service) qui ne se « contenterait » que d’un vrai 5S, aurait déjà fait 80% du chemin Lean. Et en reprenant l’analogie avec le régime, on pourrait dire que la perte de poids devient durable, voire définitive, le jour où l’on prend conscience qu’il ne s’agit pas d’un régime (c’est-à-dire d’une contrainte), mais d’un mode de vie. C’est la même chose pour le 5S.

Le 5S vient bien entendu du Japon. Et les Japonais ont les plus grandes difficultés à expliquer à un occidental ce qu’est le 5S. Pourquoi ? Un article paru il y a quelques années dans « Japan Close-up » propose une réponse : parce que le 5S s’inscrit dans la culture japonaise et donc, aux antipodes de la culture occidentale. Pour un Japonais, le 5S n’est que du « bon sens ». Mais le bon sens d’un japonais n’est pas celui d’un européen.

La courbe d’apprentissage de Maslow

Abraham Maslow, célèbre pour la pyramide qui porte son nom, a également théorisé sur les 4 étapes de l’apprentissage. Prenons l’exemple de la conduite automobile.

Etape 1 : « je ne sais pas que je ne sais pas ». C’est le cas d’un enfant de 3 ans qui ne sait même pas qu’il n’a pas les compétences pour conduire… et ne sait même pas ce que conduire signifie.

Etape 2 : « Je sais que je ne sais pas ». Un enfant de 12 ans sait ce que conduire signifie et l’a déjà observé. En revanche, il est conscient de son incompétence.

Etape 3 : « Je sais que je sais ». Un jeune adulte de 20 ans a appris à conduire. Il sait qu’il a les compétences, mais sa conduite nécessite une concentration et une attention soutenue. Il répète avec application les gestes appris en auto-école

Etape 4 : « Je ne sais pas que je sais ». Un conducteur expérimenté de 40 ans, ne fait plus attention aux gestes. Conduire est, au fil du temps, devenu naturel. Les réflexes ont pris le pas sur la concentration. Il est devenu compétent de façon inconsciente.

En ce qui concerne le 5S, un Japonais se situe très rapidement au niveau 4, alors qu’un occidental ne dépassera que rarement le niveau 3. C’est-à-dire que le 5S exigera toujours des efforts, et qu’il le percevra comme une contrainte. C’est pour cette raison que les initiatives 5S sont souvent fragiles et nécessitent une énergie importante pour ne pas revenir en arrière. Même s’il ne faut pas faire de généralités et que de nombreuses entreprises ont réellement mis en place une « culture 5S », on constate malheureusement que le 5S se limite souvent à du nettoyage et à de l’étiquetage.

Mieux comprendre la culture japonaise

L’espace.

La plupart des japonais (80%) sont urbains. Et la place manque : 130 millions d’habitants pour 360.000 km² (France : 60 millions pour 550.000 km²). Les appartements sont minuscules (12 à 15 m² sont fréquents dans les villes). Pour de nombreuses familles, le salon est également la salle à manger et la chambre à coucher. Le jour, le lit est dissimulé et rangé pour laisser place au salon. Il n’y a aucune pièce supplémentaire. Les objets qui ne sont pas strictement nécessaires doivent être rangés astucieusement ou jetés.

Le nettoyage

Au Japon, nettoyer n’est pas l’affaire de « quelqu’un d’autre ». Dès l’école, et dans les petites classes, une partie du temps (20 mn) est consacré au nettoyage quotidien et au rangement de la classe. Les élèves sont ainsi chargés à tour de rôle d’un secteur de la classe, y compris les parties communes, comme les toilettes. Les enfants des classes supérieures sont chargés de montrer aux plus petits comment faire. Et cela se poursuit durant toute la scolarité.
Une fois adulte, cette habitude est devenue nature, et les employés des entreprises japonaises font eux-mêmes le nettoyage de leur bureau ou de leur poste de travail, comme si un client pouvait débarquer sans prévenir. Alors qu’en occident, c’est déchoir que de prendre un balai ou un chiffon : « Je ne suis pas payé pour ça ». On préfère donc embaucher des entreprises de nettoyage que l’on regardera le soir vider les poubelles et passer l’aspirateur.

Le « Ba »

Ce mot signifie à peu près « le bon moment au bon endroit », ce que l’on pourrait assimiler à « être toujours prêt ». Car au Japon, le 5S concerne aussi les hommes. Des couleurs d’uniforme par exemple, permettent de repérer d’un coup d’œil les fonctions. De même, un japonais travaillant dans une entreprise occidentale ne comprendra pas que l’on puisse arriver en retard à une réunion, ou que l’on mette 5 minutes à chercher le bon fichier dans les méandres de son ordinateur (« je suis désolé, mais je ne retrouve pas mon document ») pendant que l’assistance patiente. Le « Ba » c’est la rigueur, la préparation et le respect du temps des autres, et c’est aussi ça le 5S.

Pas seulement nettoyer : ne pas salir.

Une maison japonaise est toujours un endroit très propre. Plutôt que de nettoyer sans cesse, mieux vaut ôter ses chaussures. Et cela concerne tout le monde, sans exception. Même les pompiers ôtent leurs chaussures avant d’entrer dans une maison !
Au delà de l’espace privé, tout est propre et nettoyé tous les jours : les sols, les rames de métro, les parcs, jusqu’aux piliers porteurs dans les stations de métro. Car personne n’aime travailler ou se déplacer au milieu de la saleté. En contrepartie, il ne viendrait pas à l’idée d’un japonais de jeter un papier gras dans la rue ou même, de passer à côté sans le ramasser et le mettre dans une poubelle. Car ne pas salir est toujours préférable au nettoyage.

La culture de la procédure

Dès leur plus jeune âge, les japonais suivent des procédures. Par exemple, les enfants qui enlèvent leurs chaussures avant d’entrer en classe les alignent perpendiculairement à l’entrée, chaussures droite et gauche accolées, partie orteils vers soi, talon contre le mur. et pas autrement. Car ce modèle a été perfectionné pendant des années et s’avère être le plus efficace quand il faudra remettre ses chaussures en sortant de la classe.
Même chose pour l’écriture : on ne reproduit pas simplement un modèle : il y a une façon précise de dessiner un idéogramme (kanji). Même si l’écriture finale est correcte, l’enseignant pourra la rejeter au motif qu’elle n’a pas été tracée selon les règles.

La force du visuel

Le visuel a toute sa place dans les usines (marquage au sol, zones interdites au personnel, étiquetage avec des couleurs fonction de la fréquence d’usage, etc) mais également dans la vie courante. Par exemple, le marquage au sol pour signaler l’emplacement des files d’attente devant les rames de métro (bondé) pour fluidifier le flot des voyageurs. Et tout le monde respecte ces indications. Il ne viendrait pas à l’idée d’un japonais de forcer le passage. De même, on trouve des flèches d’indication dans les escaliers du métro pour le sens de circulation : le flot montant est à gauche, le flot descendant à droite. Il est admis par tous qu’on ne doit jamais transgresser cette règle. Et ce système est valable dans tous les endroits publics : entrée de parcs, musées, etc.

La maîtrise de soi

Lors du célèbre tsunami de 2011, le monde entier a été impressionné par le calme et la maitrise des japonais confrontés à une catastrophe majeure (18000 morts). Aucun chaos. Aucun pillage. La discipline et la maîtrise de soi enseignées depuis le plus jeune âge ont produit cette résilience incroyable. En effet, enseigner la maîtrise de soi aux enfants est aussi important que le contenu pédagogique. De même, on insiste sur la nécessité d’assister les autres avant de penser à soi. Tout comportement égoïste est puni de la désapprobation générale. Enfin, là où un occidental attendra la prise de décision d’un leader (ouragan Katrina), les japonais se mettent rapidement en mouvement pour aboutir à un consensus.

Le 5S impossible en occident ?

Il n’y a évidemment aucun jugement de valeur dans mes propos. Il s’agit juste d’un éclairage permettant de mieux comprendre pourquoi le 5S est souvent perçu comme une contrainte par les employés et cadres occidentaux. Car il nécessite de leur part un effort permanent et important, là où l’employé japonais n’y verra que du bon sens :  c’est le prolongement naturel de son éducation et de sa culture.

Cela dit, on ne peut pas tout mettre sur le compte des différences de culture. Donc, ne nous cachons pas derrière ce faux nez. Il est tout à fait possible de parvenir à d’excellents résultats, et de nombreuses entreprises l’ont démontré. A force de pratique et de rigueur, le 5S devient une seconde nature, et nul n’est besoin d’être japonais pour y parvenir. Les usines Toyota (et d’autres) aux quatre coins du monde, avec des collaborateurs de toutes cultures, peuvent en témoigner.

Je détaillerai dans un prochain article les différentes étapes du 5S, vues par les japonais : Seiri (trier), Seiton (organiser), Seiso (nettoyer), Seiketsu (standardiser) et Shitsuke (maintenir).

D’ici là, à nos balais !

 

Sources
Japan Close-up Magazine
Mr Japanization
Japan intercultural Consulting. 2011.
Impressions du Japon. Thibault Jugé. 2015.

 

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