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C’est quoi le problème ?

« Si j’avais une heure pour résoudre un problème dont ma vie dépend, je passerais 55 minutes à réfléchir au problème et 5 minutes à réfléchir aux solutions ».

On a fait dire tellement de choses à Einstein que cette citation n’est peut-être pas de lui, mais qu’importe : Elle illustre le fait que la majorité des problèmes qui nous sont posés, dans notre vie professionnelle, ou même quotidienne, sont souvent difficiles à résoudre parce que mal posés.

Le Directeur marketing d’un site web immobilier bien connu nous affirmait ainsi avec force il y a quelques années que les mails de contact n’étaient pas correctement distribués aux agences immobilières. Ainsi, ces agences ne recevant aucune demande des internautes (pour visiter des biens), ne renouvelaient pas leur contrat annuel. Il était donc urgent de résoudre ce problème de mails non distribués.

Sauf que… les mails étaient parfaitement distribués ! Et il a fallu plus de deux semaines, et des centaines de mesures, pour convaincre le marketing que le problème n’était pas là. Car bien entendu, l’offre ne pouvait pas être remise en cause. Beaucoup de temps perdu.

Dans une autre entreprise, les dirigeants nous ont expliqué que leur usine avait un « problème de productivité » qu’il était impératif de résoudre sous peine de délocaliser la production en Europe de l’est. Là encore, un problème mal posé. La productivité n’était pas du tout le sujet. Mais les dirigeants possédaient pourtant déjà la solution (et le prétexte).

Dans ces deux cas, pourquoi le problème est-il mal posé ? tout simplement parce qu’on énonce souvent un diagnostic et non un symptôme. Dans le premier cas, le symptôme était que les clients ne renouvelaient pas leur contrat. Dans l’autre, le symptôme était le prix de revient élevé des produits et la perte de compétitivité. Mais il est toujours très tentant d’aller droit au diagnostic, ou mieux, à la solution.

Imaginez que vous alliez chez le médecin. Allez-vous lui dire que vous avez une fibrose intramyocardique et qu’il faut résoudre ce problème ? ou allez-vous lui dire que vous êtes essoufflé en montant l’escalier ? Dans le premier cas, vous posez un diagnostic supposé, une hypothèse (probablement fausse). Dans l’autre, vous décrivez un symptôme, un fait (vous êtes essoufflé). C’est le médecin qui, par des analyses, de l’imagerie et son expérience, va effectuer les recherches et passer d’un symptôme à un diagnostic, puis un remède.

La méthode TOSCA

Dans le fameux opéra de Puccini, l’héroïne (la jalouse Tosca donc) surprend son amant en train de peindre le portrait d’une autre femme. C’est sûr : il la trompe avec elle. De là vont s’enchaîner des drames qui aboutissent à l’exécution du peintre et au suicide de Tosca. Là aussi, Tosca a confondu le symptôme (son amant peint le portrait d’une autre femme) avec le diagnostic supposé (il la trompe).

La méthode TOSCA est une grille permettant de cadrer correctement un problème. L’approche se décompose en 5 questions :

  1. Trouble (Problème) : Quel est le symptôme ? Pas de suppositions. Pas de solution
  2. Owner (Donneur d’Ordre) : Qui est pénalisé par ce problème ? A qui se pose-t-il ? Pourquoi ?
  3. Success (Succès) : Quand et comment saurons-nous que le problème a été résolu ?
  4. Constraints (Contraintes) : Existe-t-il des contraintes connues dès le départ ?
  5. Actors (Acteurs) : Quelles sont les parties prenantes ? Que veulent-elles ? Pourquoi ?

Illustrons la méthode dans le cas de ce site Web qui perdait des clients pour un problème de mails non distribués.

1. Trouble

La règle à retenir est donc de s’en tenir au symptôme. Donc aux antipodes du message ressassé par tous les managers du monde : « Amenez-moi des solutions, pas des problèmes ». C’est d’ailleurs pourquoi, Shigeo Shingo, l’un des bâtisseurs du Lean, demandait qu’on lui amène sans cesse des problèmes (et non les solutions). En Lean, un problème est simplement un écart entre ce qui est attendu et constaté. Un symptôme. Un fait. Dans le cas de notre site Web immobilier, plutôt que « Nos clients ne reçoivent pas les mails de contact » (diagnostic), il eût été préférable de dire : « Nos clients ne renouvellent pas leur contrat » (symptôme).

Mais le symptôme ne suffit pas. Il faut aussi qu’il soit le plus précis possible. Des problèmes comme « notre relation client est désastreuse » ou « notre productivité est dégradée » ne sont pas assez précis. Étayons le symptôme par des données chiffrées qui permettent de mesurer l’enjeu du problème. Ce n’est pas la même chose d’être essoufflé après avoir grimpé 300 marches que 10.

En précisant davantage, cela aurait donné : « Dans l’enquête client annuelle, 15% des clients nous disent que le nombre de contacts mails est insuffisant. Et nous avons perdu 21% de nos clients l’an dernier ». 21% n’est pas la même chose que 80% ou 5%. Mais on reste bien dans un symptôme factuel. Et surtout pas dans une relation de cause à effet tout à fait hypothétique.

2. Donneur d’Ordre

La question qui se pose est de savoir à qui « appartient » le problème. C’est-à-dire qui il impacte. Qui s’y intéresse. En effet, suivant le propriétaire du problème, la recherche de solutions peut ne pas du tout s’orienter de la même façon. Et l’univers des possibles peut être  différent.

Imaginons que le donneur d’Ordre soit le client. C’est-à-dire l’agence immobilière qui paie la diffusion de ses biens sur le Web et qui estime anormal de recevoir si peu de contacts qualifiés. Alors, d’autres pistes pourront surgir : par exemple le prix des biens proposés. Il est peut-être normal de ne recevoir aucun contact pour un T2 de 850.000 € situé à Vierzon (avec tout le respect que j’ai pour Vierzon). Ou si la qualité des photos du bien est médiocre ? ou le texte descriptif trop lapidaire ?

Si en revanche, le donneur d’ordre est l’éditeur du site Web, peut-être sera-t-il intéressant de se pencher sur le référencement du site, sur la vitesse de diffusion des annonces, ou imaginer des produits alternatifs pour créer du trafic, etc.

3. Succès

Cette étape doit permettre de décrire précisément quelle sera la situation lorsque le problème aura été réglé. Pour cela, il est intéressant de se livrer à une expérience de pensée en se plaçant dans le futur, quand le problème a été résolu. On cherche donc à préciser deux points : le Quand, et le Quoi. Le Quand permet de savoir à quelle échéance réaliste le problème pourrait être résolu. Le Quoi consiste à préciser quels éléments concrets et mesurables permettront de savoir que le problème est résolu.

Dans le cas de notre site Web, le « Quand » était la période des renouvellements des contrats qui devait intervenir 5 mois plus tard. Tout le monde était conscient que quelles que soient les solutions à venir, elles ne pourraient pas être mises en œuvre en deux semaines. Et comment saurait-on que le problème est résolu ? en ayant réduit le taux de clients perdus de 21% à 10%. On peut constater au passage que le sujet des mails de contacts non distribués a disparu.

Il n’est pas toujours facile de se mettre d’accord sur l’indicateur de succès. Mais ne pas le faire est risqué : le projet peut s’enliser et générer des échanges stériles et frustrants pour tout le monde. Mieux vaut un chiffre qu’on ajuste, que pas de chiffre du tout, du type « le problème aura été résolu quand nos clients seront satisfaits ». Quand ? Sur la base de quel indicateur ? Comment sera-t-il mesuré ? Quelle part de nos clients devront être satisfaits ? 80% sera-t-il suffisant ? ou plutôt 90% ? etc…

4. Contraintes

Dans toute résolution de problème, les solutions possibles sont contraintes, parfois de façon importante. Autant le savoir dès le début, et de façon explicite, afin de ne pas partir sur des voies sans issue qui n’amèneraient que de la frustration.

Pour notre site Web, si le donneur d’ordre est l’entreprise, des contraintes pourraient être de ne pas embaucher, ou de ne pas dépenser davantage en référencement, ou de maintenir la marge. Si au contraire, c’est le client qui est le donneur d’ordre, la contrainte pourrait être de ne pas augmenter le prix du contrat, etc.

5. Acteurs

Enfin, lister les parties prenantes. En effet, le donneur d’ordre du problème n’est rarement que le seul concerné. On a vu par exemple que le client (l’agence immobilière) était un acteur essentiel. Mais il y a aussi le vendeur du bien immobilier qui souhaite vendre le plus vite possible. Et aussi l’internaute, qui se moque totalement de la marge du site, et de la satisfaction de l’agence immobilière. Lui veut simplement trouver l’appartement ou la maison de ses rêves de la façon la plus rapide et la plus simple possible, etc.

Bref, rechercher les acteurs, c’est se forcer à imaginer les différents points de vue. Car une solution bonne du point de vue du donneur d’ordre peut être désastreuse pour d’autres.

Le résumé

Quand toutes ces étapes sont achevées, nous pouvons rédiger l’énoncé du problème. Cet énoncé doit être synthétique, précis, sans acronyme ni jargon d’aucune sorte, et reprendre les étapes TOSCA.

L’énoncé initial de la Direction commerciale de notre site Web était « Nos clients ne reçoivent pas nos mails et donc, nous quittent ».

L’énoncé TOSCA serait plutôt : « Nous avons perdu 21% de nos clients l’an dernier. Dans le même temps, 15% des clients nous disent que le nombre de contacts mails est insuffisant. Comment pouvons-nous réduire de moitié ce taux d’attrition, tout en maintenant notre marge opérationnelle, avant la prochaine période de renouvellements, en septembre prochain ? »

TOSCA est donc un cadre méthodologique parmi d’autres. Mais il est simple, itératif et rapide pour poser correctement un problème. N’allons donc pas trop vite aux solutions, même si c’est à la mode : « Si tu tapes ta tête contre une cruche, et que cela sonne creux, n’en déduis pas que la cruche est vide » dit un proverbe africain.

Sources
« Cracked It !« . Bernard Garrette, Corey Phelps et Olivier Sibony. 2018.