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Lean : Pensez à l’envers !

Bandeau Idée V2Dans un approche traditionnelle, on imagine des produits, on calcule les coûts de production, on applique une marge et on propose le produit. Dans une approche Lean, c’est l’inverse : on écoute le client qui fixe la valeur du produit, on déduit la marge que l’on souhaite, et ce qui reste est l’objectif de coût de fabrication. Là, commencent les actions d’amélioration et d’élimination des gaspillages. Bref, on pense à l’envers.

Bienvenue chez les ch’tis

Il y a une dizaine d’années, dans le Pas-de-Calais, fut créée Gesnord, une entreprise dédiée à la prise de rendez-vous pour les médecins de la région, un des déserts médicaux français, où les durées d’attente pour un rendez-vous sont interminables, et les médecins submergés. En termes Lean, le patron se disait que cette prise de rendez-vous était de la non-valeur ajoutée pour les médecins, et que ces derniers seraient prêts à payer pour ce service.

Il avait raison. Son plateau d’appels fonctionna à merveille et il aurait pu s’arrêter là. Mais quand les opérateurs appelaient le médecin pour connaître son agenda, ils le sentaient parfois à bout de fatigue, irrité, stressé, car travaillant souvent beaucoup trop. L’entreprise écouta donc les médecins, et tentait de les convaincre de prendre une demi-journée de congés, ou de limiter les horaires. Ces opérateurs étaient devenus, grâce à leur écoute, le baromètre du stress des médecins.

Cet entrepreneur est donc allé voir la Caisse d’Assurance Maladie, et les mutuelles, pour proposer, moyennant finances, ce service d’écoute et d’accompagnement des médecins. Le projet a immédiatement séduit, le coût et l’impact d’un médecin arrêté pour dépression ou surmenage dépassant de très loin le coût modeste de ce service d’écoute. Et on aurait pu s’arrêter là.

Mais libérer du temps pour les médecins et leur conseiller de lever le pied ne faisait qu’aggraver les délais de rendez-vous pour les patients. Notre patron a donc eu l’idée de monter, avec l’aide de la région, un plateau totalement médicalisé de 18 cabinets… sans médecin. Il proposa aux médecins d’île de France, souvent à la recherche de clientèle, de passer une journée par semaine (ou plus) dans ces locaux, à une heure de train de Paris. Et ce fut un succès.

Ainsi donc, les patients attendent moins, les médecins travaillent avec davantage de confort, et la sécurité sociale a vu le nombre d’arrêts maladie de médecins baisser de 20%. Mais ce n’est pas tout : certains médecins parisiens, qui venaient chaque semaine, constatant qu’Arras n’est pas cerné par la banquise et les loups, se sont finalement installés dans cette région, réduisant ainsi le désert médical. Ils ont été 27 à venir s’installer dans les 3 années qui ont suivi la mise en place.

Bref, tous y trouvent leur intérêt. Simplement en prenant le problème avec une approche service et en tirant le fil à l’envers, en « remontant la chaîne de valeur » dirait-on en Lean. Quel service souhaitent mes clients ? Ici, les clients étaient à l’origine les médecins, puis les mutuelles, les patients et enfin les médecins franciliens.

Cette approche se nomme « Economie de la fonctionnalité » (imaginée par Walter Stahel) : un changement de paradigme qui s’oriente vers la vente d’usage plutôt que la vente de produits. Et dont le but est de satisfaire toutes les parties : le client mais également le fabricant.

Michelin et le pneu longue durée

En 1992, les ingénieurs de Michelin présentent, enthousiastes, un pneu permettant de s’user beaucoup moins, tout en conservant ses propriétés. Michelin, dans un premier temps, explique gentiment à ces doux dingues, que le modèle économique de l’entreprise, réside justement dans l’usure et le remplacement des pneus. Proposer un pneu inusable, c’est se tirer une balle dans le pied. Tout comme le pauvre Steven Sasson qui travaillait chez Kodak et qui proposa en 1975 le premier appareil numérique… que Kodak enterra promptement, ne voyant que la menace que cela ferait porter sur son marché des pellicules et du développement.

L’innovation dans un grand groupe est une menace. Dans une startup, c’est une question de survie.

Dans le même temps, Michelin innova avec un pneu de camion révolutionnaire, le X-One, qui permettait de ne placer que 2 pneus par essieu au lieu de 4. Michelin se dit donc, classiquement, que les clients seraient prêts à payer pour de telles innovations. Il n’en fut rien. Les transporteurs reconnaissait l’innovation et la qualité, mais n’étaient pas prêts à augmenter le poste « pneumatiques » de leur flotte.

C’est ici que Michelin a proposé une autre approche : acheter des kilomètres parcourus, et non plus des pneus. Il a remplacé la vente du produit, par la vente de services en remontant au plus près de « la voix du client », car le client ne souhaite pas des pneus (sinon, il en achèterait pour décorer son salon) : il souhaite rouler.

Michelin vend donc du km parcouru, et prend en charge le cycle de vie complet chez le client : gonflage (forte incidence sur l’usure), conseils aux chauffeurs, et rechapage du pneu si nécessaire. Du coup, ce pneu longue durée innovant, qui présentait un inconvénient pour Michelin, se transforme en avantage. Michelin a vu sa marge et sa part de marché augmenter très significativement, et les transporteurs ont vu leurs coûts baisser de 36% en moyenne, car déchargés de toute la gestion en interne. Aujourd’hui, plus de 300.000 camions à travers le monde bénéficient de ce service.

Et la lumière fut !

Même chose pour Philips. Lorsque l’architecte Thomas Rau a aménagé ses bureaux à Amsterdam, il a souhaité appliquer ce principe d’économie de la fonctionnalité. Il a donc demandé à Philips d’imaginer un système où il achèterait de la lumière, et non des ampoules.

Philips a donc lui aussi lancé, à l’attention des municipalités et de ses grands clients (hôtels, aéroports, sièges sociaux, etc.), un service où l’on achète de la lumière. Le service est donc vendu, non pas au nombre d’ampoules, ou à la puissance consommée, mais au lux délivré (service « Pay per Lux ») !

L’intérêt pour le client est double : il ne s’occupe pas de choisir les ampoules, de les négocier, de les remplacer, etc. Il ne paie pas non plus l’électricité qui alimente ses ampoules. Côté fabricant, il faut imaginer des ampoules longue durée à faible consommation. Là aussi, une ampoule longue durée est perçue comme un inconvénient quand on vend des ampoules. Mais c’est un avantage quand on vend de la lumière. Enfin, le fait de choisir des ampoules basse consommation a permis de dégager une économie énergétique de 35%. Tout le monde est content : le client, le fabricant… et la planète.

De nombreux succès, bâtis sur ce modèle, ont vu le jour. Spotify, Netflix, Vélib, Xerox, etc. Toujours basés sur le même modèle : la voix du client. Que veut-il vraiment, au-delà de posséder ? Si l’on prend la musique par exemple, le client achetait un CD pour écouter de la musique ? Arrêtons le CD et ne proposons que la musique, à l’usage !

Ce modèle met donc à mal l’obsolescence programmée et la consommation débridée. L’orientation vers l’usage plutôt que la propriété semble inéluctable. Et c’est ce que le Lean propose : penser à l’envers, en partant de la véritable voix du client, en tirant le fil de la chaîne de valeur, en produisant le juste nécessaire, et en l’optimisant. Afin d’apporter satisfaction et gains, à l’entreprise comme au client.

 

Sources
Ellen Mc Arthur Foundation
Club Agile Provence
Trajectoire vers l’économie de la Fonctionnalité. Atemis/Erasmus 2014.
The Functional Economy: Cultural and Organizational Change, 2005