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Convaincre ou contraindre ?

Lors d’un brainstorming dédié à l’optimisation d’un processus critique, chez un de mes clients, un opérateur a proposé de façon très sérieuse une idée toute simple : « Je pense que tout le monde devrait faire de la bonne façon, c’est-à-dire la mienne ! »

L’approche Lean implique des changements profonds, tant dans les façons de travailler que dans les façons de manager. On pense souvent que le plus dur est fait quand les actions d’amélioration sont décidées et planifiées, alors que c’est précisément l’inverse. En général, tout le monde est d’accord pour que « les choses changent ». Mais personne n’a envie de changer quoi que ce soit sur un plan personnel puisque, généralement, le problème vient des « autres ».

Comment donc faire adopter un standard de production ? Comment faire respecter un 5S ? ou des consignes de sécurité ? Et d’une manière générale, comment changer les habitudes ?

Deux écoles s’affrontent : convaincre, ou contraindre.

Contraindre ?

Bien sûr, il semble tentant d’édicter une règle, un standard de fabrication ou de rangement, et d’obliger les employés à respecter ce standard. Tout manquement étant sanctionné. On reste ainsi dans une confortable position de hiérarchie traditionnelle où tout repose sur la carotte et le bâton, surtout le bâton.

Loin de moi l’idée de ne pas sanctionner lorsque cela est nécessaire, notamment dès que l’on touche à la sécurité des personnes, mais l’inconvénient majeur de cette approche est qu’elle impose une surveillance et un contrôle quasi permanents. Or, en Lean, le manager est plus une aide qu’un garde-chiourme. Conséquence : dès qu’il aura le dos tourné (par exemple la nuit), les équipes prendront des libertés avec les règles ou les standards établis. Et surtout, on rate la cible principale du Lean : opérer un changement durable dans les esprits, puis transformer durablement ces attitudes en habitudes.

Convaincre ?

Cette approche, plus douce et plus pédagogique, essaie de faire comprendre le bien-fondé de la règle à appliquer en expliquant pourquoi elle a été mise en place. Les règles dont on comprend le but sont plus facilement appliquées (quête de sens). Méthode largement préférable mais parfois épuisante. Quand on a expliqué sans relâche pourquoi il faut mettre les bouchons d’oreille, respecter les cheminements piétons, fermer les fenêtres le soir, ranger les outils, ou tirer la chasse, on peut se lasser et finir par baisser les bras… ou adopter la contrainte !

Une troisième voie : l’incitation

Nudge mouche - Aéroport Amsterdam.Les hommes, c’est bien connu, présument parfois un peu de leur virilité. Les voyageurs de l’Aéroport Schiphol d’Amsterdam n’échappaient pas à la règle, et avaient tendance à éclabousser les alentours des urinoirs. Une mouche réaliste a donc été dessinée sur les urinoirs, à l’endroit précis où l’on doit « viser ». Avec cette simple mouche, les coûts de nettoyage des toilettes hommes ont baissé de 80%.

On a simplement incité les hommes à viser la mouche, sans contrainte d’aucune sorte, en leur laissant le choix. C’est l’un des nudges les plus célèbres. Qu’est-ce qu’un « nudge » ? C’est un « coup de pouce » qui va inciter la personne à prendre la « bonne » décision, tout en lui laissant le choix, donc sans contrainte.

Nous qui pensions que l’être humain prenait des décisions rationnelles, nous avons découvert, grâce aux neurosciences que c’est loin d’être le cas. Le nudge a été théorisé par Richard Thaler en 2008 et exploite des « biais cognitifs », c’est-à-dire des facteurs qui influencent nos prises de décision, sans que nous en ayons conscience.

Nudge escalator surpoids

biais d’auto-complaisance

Outre le biais de conformité, dont nous parlerons plus loin, on peut citer le biais de croyance, qui consiste à ne retenir que les informations qui confirment nos croyances en écartant les autres. Ou le biais de halo qui nous fait percevoir comme intelligent ou digne de confiance, quelqu’un ayant une apparence physique flatteuse. Ou le biais d’auto-complaisance, qui nous fait attribuer nos succès à notre talent, et nos échecs aux autres. Le biais de Dunning-Kruger (surestimation de ses compétences), etc…

Daniel Khaneman évoque la présence de 2 mécanismes de prises de décisions distincts : le Systeme 1 et le Système 2. Si le système 2 est le siège de l’analyse, le système 1 nous fait prendre des décisions quasiment par automatisme, sans aucune réflexion. Le système 1 est un vestige de l’instinct de survie, volontairement simplificateur et s’appuie prioritairement sur les émotions, et non sur l’analyse.

Le biais de conformité

Le biais le plus connu (et le plus exploité par le marketing) est le biais de conformité, c’est-à-dire la volonté inconsciente de se conformer à une norme sociale. Ce qu’on pourrait assimiler, de façon moins scientifique, aux fameux moutons de Panurge chers à Rabelais. En effet, l’être humain – sans opinion personnelle ou avis tranché – adopte instinctivement l’avis du plus grand nombre, et s’y conforme, par souci d’intégration dans la société. C’est la « pression sociale ». Tout comme un ado suit « la mode » juste pour ne pas être rejeté par le groupe.

C’est ainsi qu’un Tour Operator a mis dans les salles de bains de ses chambres, un petit carton indiquant : « Economisons l’eau et préservons la planète. 75% de nos clients acceptent de réutiliser leur serviette plusieurs fois ». La proportion de serviettes à changer chaque jour est tombée de 90% à 35% en quelques mois.

Un chercheur (Brian Wansink) a tenté l’expérience d’intercaler une chips rouge toutes les 10 chips dans une boîte de Pringles, afin de sensibiliser à la quantité de chips grignotées. Résultat du test : 55% de chips de moins consommées par rapport à un paquet de Pringles classique. Une grande chaîne de cafeterias a fait imprimer des sets en papier pour ses plateaux sur lesquels figurait « 91% de nos clients débarrassent leurs plateaux » alors que ce taux était de 47%. Mais il est passé pratiquement à 100% en quelques semaines. Le simple fait de se conformer à la pression sociale, tout en accomplissant un petit geste perçu comme vertueux a suffi à modifier considérablement les habitudes.

Do it fun !

Le besoin de jouer est également un puissant moteur dont nous n’avons pas conscience. A Manchester, pour lutter contre les piétons qui traversaient obstinément en dehors du passage protégé (situé à 15 m), la municipalité a placé au sol une marelle musicale (une pression sur une case produisait un joli pouet). Quels que soient l’âge et le statut social, la majorité des piétons ont joué à cette marelle qui les amenait, comme par hasard, au passage protégé.

Nudge piano. Métro StockholmDe même, pour inciter les usagers du métro de Stockholm à moins utiliser les escalators, un escalier a été transformé en piano. Il ne s’agissait plus alors de monter des marches pour « bouger plus », mais de jouer de la musique (+65% d’utilisation par rapport à l’escalator). Ou c’est une poubelle dans un parc, qui émet un son reproduisant une chute sans fin lorsqu’on y jette quelque chose. Résultat : un parc qui se nettoie tout seul, juste en « jouant » avec la poubelle. Les exemples sont innombrables. Et à chaque fois, le même résultat : une décision instinctive, sans contrainte, qui mène au but recherché.

Transformation Lean et nudges

« L’obéissance à la loi que l’on s’est soi-même fixée se nomme liberté » disait Rousseau. Sans aller jusqu’à la liberté, il est certain que chacun d’entre nous observe plus facilement un changement décidé (engagement vis-à-vis de soi-même) qu’un changement imposé par la hiérarchie, même avec le risque de sanctions.

Nudge escalator - Sport & PauseLes nudges ont donc également leur place en entreprise. Toujours sur le même principe : s’appuyer sur un biais cognitif pour donner un petit coup de pouce à une décision volontaire pour un but vertueux (et non pour manipuler !). Par exemple, plutôt que d’obliger les opérateurs à porter leurs équipements de protection individuels (lunettes, bouchons d’oreille ou autres), on peut imaginer un message qui insiste sur un modèle auquel chacun veut aspirer : « Porter ses équipements de sécurité, c’est être professionnel ». On peut aussi imaginer agir sur le biais de possession (risquer de perdre sa vie ou de ne plus voir ses enfants) : « Et si vous rentriez chez vous ce soir, plutôt qu’à l’hôpital ? ».

Amazon affiche dans ses entrepôts : « Le sourire sur les emballages Amazon, c’est le vôtre ! ». Les établissements de santé ont imaginé des nudges basés sur l’odeur. Car il a été constaté qu’une odeur fraîche ou citronnée incite le personnel soignant à se laver les mains plus fréquemment. Les tableaux d’outillage sont rouges quand il manque un outil, et vert si tous les outils sont rangés, etc.

Tout est affaire d’imagination, mais sans tomber dans la manipulation. L’important est de sortir des sentiers battus. Les affiches du type « réfléchir avant d’agir » ou « une place pour chaque chose, chaque chose à sa place » sont dépassées et leur impact est très limité. L’aéroport d’Amsterdam aurait pu opter pour la sempiternelle affichette « merci de laisser ces toilettes dans l’état où vous les avez trouvées » (il suffit d’aller dans les toilettes des entreprises pour se rendre compte de l’impact plus que limité de tels messages). L’apport des neurosciences, combiné à leur imagination et leur audace, a permis d’obtenir un résultat bien plus significatif, sans contrainte, et tout en douceur.

A vos nudges !

Sources
Dan Ariely. « C’est (vraiment) moi qui décide ? »
Daniel Kahneman. « Système 1. Système 2 »
Richard Thaler. « Nudge – La méthode douce pour inspirer la bonne décision »