Archives des étiquettes : erreur humaine

Évitez « l’erreur humaine » : montrez du doigt !

Dans mes missions, ou dans mes formations, j’entends souvent : « ben oui, ça arrive, mais on n’y peut rien : c’est une erreur humaine ». La fameuse et inévitable erreur humaine… Une sorte de fatalité. Une malédiction millénaire. La faute à « pas de chance » quoi…

Lors d’un récent voyage au Japon, j’ai été étonné de voir les conducteurs de train et de métro se livrer à un curieux rituel lors des arrêts en gare ou en station, et même dans leur cabine pendant la conduite (que l’on peut facilement observer depuis le wagon).

Avec leur uniforme impeccable, et leurs mains gantées de blanc, ils semblent parfois parler tout seuls et faire des grands gestes, bras tendu, montrant du doigt tantôt le quai, tantôt une signalisation, ou même un des instruments de conduite. Aucun japonais ne semble trouver ça curieux. Seuls les touristes observent ce pantomime avec amusement et sourires entendus.

Si, en France, chacun sait qu’il est « malpoli de montrer du doigt », cela est considéré au Japon comme indispensable pour certaines tâches à haut risque. Une pratique qui garantit l’excellence et évite les erreurs, particulièrement dans le monde industriel et dans les transports (train, métro, transport aérien). Cette approche a depuis essaimé dans beaucoup d’autres pans de l’activité japonaise. Mais les origines de cette pratique remontent au début du XXème siècle.

Shisa Kanko. Montrer du doigt et nommer

Ce rituel se nomme Shisa Kanko (指差喚呼), que l’on peut traduire par « montrer et appeler ». De quoi s’agit-il ? D’une pratique qui consiste à associer une tâche à un mouvement et la nommer à voix haute. C’est à dire pointer du doigt l’élément que l’on doit contrôler, le nommer, puis effectuer l’action associée.

Par exemple, si une signalisation indique une vitesse limitée à 80 km/h sur un tronçon, le conducteur du train ne se contente pas d’un coup d’œil sur le compteur : il pointe le panneau en annonçant « 80 km/h », puis il pointe le compteur de vitesse et énonce « contrôler la vitesse 80 km/h » puis il ajuste la vitesse si nécessaire et énonce la nouvelle vitesse.

Autre exemple : les conducteurs de train sortent sur le quai lors des arrêts et se livrent à leur rituel en contrôlant des points précis avant de repartir. Ils vont par exemple pointer et suivre du regard l’avant du train puis l’arrière en énonçant le contrôle associé : portes fermées, rien ne dépasse des portes (comme un vêtement par exemple), personne n’est trop près du train, etc. Puis, une fois dans la cabine, ils vont pointer la voie et la signalisation devant le train, en énonçant la nature des signaux, le numéro de voie, puis enfin énoncer et pointer les actions à mener sur les instruments pour démarrer la rame, etc.

La puissance du Shisa Kanko

Ce rituel – qui peut sembler totalement infantilisant – est en dépit des apparences, un élément primordial de la sécurité ferroviaire au Japon. Or, ce réseau est l’un des plus denses au monde, les trains japonais transportent 4 fois plus de voyageurs qu’en France, et près de 9 millions de personnes empruntent le seul métro de Tokyo chaque jour. Or, les accidents sont rarissimes, et le Shisa Kanko en est un des facteurs clefs. Une étude des transports Japonais de 1996, a même démontré une baisse des accidents de 85% avec son application.

En effet, Ayanori Sato du laboratoire d’ergonomie de l’Institut japonais de recherche technique ferroviaire a ainsi montré que l’on passait de 2,36 erreurs pour 100 actions à 0,38 erreurs pour 100 actions en mettant en œuvre le Shisa Kanko. Toute une série d’autres essais ont été menés en 2011 (Kazumitsu Shinohara) pour affiner davantage cette approche dans un contexte de règles multiples ou changeantes. Là encore, la pertinence du Shisa Kanko pour diminuer drastiquement les erreurs humaines a été démontrée.

C’est d’ailleurs pour cette raison que d’autres compagnies de train ou de métro ont adopté cette approche, et notamment le métro new-yorkais depuis 1996, mais de façon beaucoup plus limitée : les conducteurs pointent simplement du doigt des bandes zébrées sur le quai face à la cabine pour s’assurer que le métro est correctement aligné avant l’ouverture des portes.

Les dessous du Shisa Kanko

Les recherches ont démontré que l’association du geste (pointer du doigt) avec le nommage à voix haute sollicitaient des mécanismes cognitifs qui favorisent grandement l’attention.. Parmi les principaux processus cognitifs mis en œuvre, on peut citer :

L’attention dirigée
Lors du Shisa Kanko, l’individu doit pointer vers l’élément ou l’indicateur en question et nommer verbalement ce qu’il voit ou fait. Ce geste contraint l’opérateur à concentrer son attention sur la tâche à accomplir, augmentant sa précision. En effet, Shisa Kanko privilégie la précision à la vitesse.

La mémorisation
Nommer formellement les choses, à voix haute (et non dans sa tête) en les pointant favorise beaucoup la mémorisation de l’enchaînement des tâches et leur ancrage profond. Les étapes sont mémorisées, sans que jamais elles ne deviennent une routine automatique.

Le contrôle
Le Shisa Kanko favorise également le contrôle conscient des étapes et des tâches à accomplir. Ce contrôle inhibe les réponses inconscientes habituelles comme un simple coup d’œil ou des gestes automatiques. Les actions sont réfléchies et conscientes, et donc plus précises, et adaptées à la situation.

Le feedback
L’enchaînement geste / voix / geste renforce le mécanisme de feedback (utilisé en permanence par notre cerveau qui analyse le résultat de nos mouvements) et renforce ainsi le suivi et la vérification de l’exécution correcte.

Quelles applications ?

Le Shisa Kanko tire parti de plusieurs mécanismes cognitifs, en intégrant des routines qui maximisent la concentration et minimisent les erreurs. Bien sûr, Shisa Kanko est inadapté dans des contextes où des décisions très rapides doivent être prises, ou celles dans lesquelles l’usage simultané des deux mains est indispensable.

Mais il est adapté à toutes les opérations séquencées, où chaque geste a son importance et où l’enchaînement des tâches est crucial. C’est pour cette raison que cette approche est très répandue dans les transports mais également dans les tâches de maintenance, la construction, le médical, l’assemblage industriel (Toyota bien sûr), le pilotage, etc.

Enfin, ne nous leurrons pas : Shisa Kanko fonctionne parfaitement au Japon, grâce à la culture de la discipline et de la sécurité. Shigeru Haga, professeur à l’Université de Tokyo, explique que convaincre des non-Japonais d’adopter le Shisa Kanko est très complexe. Il explique que même les travailleurs japonais sont obligés de suivre une formation rigoureuse (à l’aide de « simulateurs d’erreurs ») pour dépasser leur gêne à effectuer des gestes et à parler à voix haute. Ce n’est que lorsqu’ils ont pratiqué méthodiquement durant plusieurs semaines, et qu’ils en ont constaté les effets bénéfiques, que la crainte du regard d’autrui s’estompe.

Les bénéfices de cette approche, dont nous devrions nous inspirer beaucoup plus, justifient probablement la sensation de ridicule qu’éprouvent les opérateurs à leurs débuts.

Mais le ridicule ne tue pas. Certaines erreurs, si.

Sources
Video. What’s the Point of Pointing in Japan ?
The effects of “finger pointing and calling”. Journal of Industrial Ergonomics. 2013.
The way to safety. Journal of Patient Safety and Risk Management. 2022
How Shisa Kanko – Embeds Us In The World. C Roosen. 2020.
Vidéo. Pointing and Calling Japanese Safety Standard at Railway Companies