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Test and Learn. L’expérience interdite.

Jiro Ono fabrique des sushi. Mais il fabrique probablement les meilleurs sushis du monde. Et son modeste restaurant de 10 places, niché dans une station de métro de Tokyo est le seul restaurant à Sushis à posséder 3 étoiles au Michelin. Les célébrités se bousculent dans son échoppe, et il faut réserver plusieurs mois à l’avance.

En 2012, un documentaire lui a été consacré dans lequel il expliquait, à 85 ans, sa quête perpétuelle d’excellence : chaque jour, depuis plus de 60 ans, faire en sorte que ses Sushis soient meilleurs que la veille. Conserver son humilité, garder à l’esprit que l’amélioration est toujours possible, et expérimenter sans cesse : d’abord avec les autres chefs de son restaurant, puis avec quelques clients, avant de déployer la nouvelle recette.

L’expérience interdite

J’accompagne généralement les entreprises sur des « percées » d’excellence opérationnelle, c’est-à-dire des améliorations très importantes sur un processus bien identifié dans un délai relativement court. Après une phase de cadrage détaillé, puis de mesures, vient le temps du plan d‘action, issu de sessions de réflexion et d’idéation, et basé sur les résultats des analyses.

Une fois ce plan d’action synthétisé et évalué, il s’agit d’imaginer comment expérimenter les idées proposées afin de valider leur pertinence et mesurer les résultats obtenus. En général, ça se passe bien. Mais de temps en temps, il arrive que les décideurs, et les managers en général, soient tellement prudents que :

  • Soit l’expérimentation se trouve réduite à un croupion tellement ridicule qu’il n’est en rien représentatif de l’activité de l’entreprise. Par exemple, se limiter à 5 petits clients alors que l’entreprise en comporte des milliers.
  • Soit les décideurs veulent connaître chaque micro-détail et chaque impact de toute idée proposée dans le scénario cible : « Mais vous avez pensé à consulter les RH et le CSE pour valider les futures fiches de postes » ou « Mais est-ce qu’on aura assez de prises informatiques et des licences pour tout le monde ? ». Alors que l’expérimentation est justement le moment où tous les détails seront abordés et tous les impacts mesurés avant un éventuel déploiement.

Bilan : une équipe jusque-là engagée, se retrouve frustrée de ne pas voir ses idées testées. S’ensuit en général un grand découragement, voire parfois l’abandon de la percée ou des résultats décevants. Il est ensuite facile de jeter la méthode aux orties par manque de résultats. Car pour obtenir des résultats, il ne faut pas seulement de la prudence, il faut aussi du courage. Il existe toujours un risque à faire, mais il existe aussi un risque à ne PAS faire.

Pourquoi en arrive-t-on à cette situation où toute évolution semble insurmontable ? Quels sont les mécanismes qui sous-tendent cette inertie ? Et surtout, comment faire néanmoins bouger les lignes ?

Les gardiens de la Galaxie

Le cabinet Deloitte, jugeant les tests de personnalités (les fameuses couleurs notamment) axés davantage sur la relation et l’introspection que sur le comportement au travail, a imaginé il y a quelques années des profils très différents : les pionniers, les gardiens, les intégrateurs et les pilotes.

  • Les pionniers, exploitent les opportunités, stimulent les équipes, déploient créativité, énergie et imagination. Ils prennent des risques.
  • Les gardiens, préfèrent la stabilité au changement. Ils ne prennent pas de risques. Et ne prennent leurs décisions qu’après mûre réflexion. Ils ont besoin de se rassurer avec une abondance de détails.
  • Les intégrateurs, mettent en avant tout ce qui touche à la relation. Ils fédèrent, Ils unissent. Ils sont diplomates et prennent leurs décisions sur la base du consensus.
  • Les pilotes, sont focalisés sur les défis et les résultats. Leur outillage est la logique, les données, les chiffres. Ils sont manichéens. Ils ont besoin de passer à l’action.

Aucun catégorie n’est meilleure qu’une autre. Mais un gardien aura le plus grand mal à travailler avec un pionnier, dont l’esprit bondissant ou visionnaire s’accommodera mal du besoin de détails, de rigueur et d’introspection. A l’inverse, un pionnier ne comprendra pas pourquoi s’encombrer avec tous ces détails tant qu’on est au stade de l’idée. Un pilote aura du mal à comprendre un intégrateur : « pourquoi rechercher le consensus puisqu’on sait où on doit aller ? », etc…

Évidemment, les personnalités sont plus complexes que ces 4 catégories, et sont bien souvent un mélange. Mais l’étude Deloitte démontre que les patrons des grandes entreprises sont souvent un mix de pilotes et de pionniers, mais qu’ils s’entourent de gardiens et d’intégrateurs. Afin de maintenir un équilibre salutaire entre leurs intuitions géniales, leurs impatiences, et la dure réalité de la mise en œuvre collective.

Mais si la strate managériale n’est composée QUE de gardiens et d’intégrateurs, l’inertie est garantie. Ajoutons à cela la crainte du risque personnel, inhérente à ces niveaux de postes confortables, et la célèbre phrase d’Edgard Faure s’applique à coup sûr : « L’immobilisme est en marche, et rien ne l’arrêtera »

Le mythe du « droit à l’erreur »

La littérature abonde de légendes de startup géniales et « disruptives » qui ont fait d’une simple intuition un succès phénoménal, en cultivant le « droit à l’erreur ». Mais cela ne correspond pas du tout à la réalité. Accepterait-on le droit à l’erreur d’un constructeur aéronautique ou d’un chirurgien ? Probablement pas.

Le droit à l’erreur n’est pas une attitude managériale consistant à accepter voire encourager toute mauvaise décision. Surtout si celle-ci entraîne des conséquences désastreuses. Le droit à l’erreur ne consiste pas à déployer n’importe quoi, n’importe comment, et trouver acceptable une dégradation de la qualité ou le non-respect des standards. C’est pourquoi Adilson Borges lui préfère le terme de « devoir de tester », beaucoup plus explicite.

Expérimenter, vraiment ! Le Test & Learn

Comment donc exploiter à la fois les initiatives et idées de collaborateurs, tout en limitant les risques ? Comment satisfaire à la fois les pionniers impatients, et les gardiens prudents ? C’est tout l’objet du Test & Learn, concept plus vendeur mais identique dans les grandes lignes au fameux (et souvent mal compris) PDCA : Plan, Do, Check, Act

Le test & Learn consiste à expérimenter une initiative, dans un périmètre restreint, en collaboration avec les équipes et les clients, de façon itérative, d’en mesurer numériquement les résultats, avant de la déployer (éventuellement). Le Test & Learn est donc une approche managériale, mais aussi une méthode stricte et rigoureuse, sur le modèle des essais cliniques, et non une joyeuse improvisation.

La méthodologie du Test & Learn (ou PDCA) peut être décomposée en 4 étapes :

1. Définir le périmètre du test.
Que cherchons-nous à résoudre ? Quel est l’objectif du test ? Pourquoi ? Quelle va être la cible de l’expérimentation ? Un sous-groupe de clients ? de produits ? de points de vente ? pendant combien de temps ? Comment communiquer ? vers qui ? Comment allons-nous mesurer quantitativement les résultats ? Comment s’assurer que les données seront fiables ?

2. Mettre en œuvre l’expérimentation
Dans le périmètre prévu, en observant et en mesurant quotidiennement. Il est important de comprendre que l’idée est déployée « en vrai », mais à une échelle réduite afin de limiter les risques. Mesurer les impacts futurs et les moyens nécessaires.

3. Analyser les résultats
Non pas simplement de manière qualitative, mais de façon quantitative. Et surtout statistique, afin de s’affranchir des « on voit bien que… », « il est évident que… ». La donnée est plus précieuse qu’une opinion. De nombreux outils statistiques (tests de Student, ANOVA, etc.) permettent donc de démontrer que les résultats obtenus sont significatifs, et peuvent être extrapolés sans crainte, au-delà du périmètre initial.

4. Apprendre du test
Formaliser les enseignements du test, quels qu’en soient les résultats.

Ce n’est seulement qu’à l’issue de cette expérimentation rigoureuse, voire scientifique, que l’on pourra décider de déployer (ou pas) l’idée ou le changement à l’échelle de l’entreprise. Enfin, de la même façon qu’on ne fait pas pousser une fleur en tirant sur la tige, l’entreprise ne peut que favoriser l’émergence d’une culture du Test & Learn : en stimulant l’initiative et le devoir de tester, en ayant une forte culture de la donnée, et en valorisant la démarche, même si les résultats des expérimentations ne sont pas toujours concluants.

Sources annexes :
« Jiro dreams of Sushi » – YouTube. 2012.
« Piloter une équipe gagnante ». Harvard Business Review. 2018.
« Test & Learn ». Adilson Borges. Vuibert. 2021
« Le Test and Learn bouscule notre besoin de performance » – Courrier Cadres. 2018

 

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