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Sabotons l’entreprise… mais avec méthode !

En 1944, en pleine Seconde Guerre mondiale, l’Office of Strategic Services (OSS), ancêtre de la CIA, a publié un document étonnant, le Simple Sabotage Field Manual. Son objectif ? Offrir un guide pratique aux citoyens des territoires occupés par l’ennemi, pour qu’ils puissent, à leur échelle, perturber les opérations allemandes (et japonaises).

Ce manuel de sabotage préfacé par William J. Donovan, le patron de l’OSS, s’adressait à tout citoyen d’un pays occupé par l’ennemi, et proposait ainsi un guide pratique pour l’aider à devenir « citoyen-saboteur ». Ce manuel expliquait, dans un langage simple et direct, comment saboter les installations et les matériels de façon discrète et sûre : véhicules, bâtiments, communications, outillages, carburants, etc.

Le tout, sans avoir à recourir à du matériel sophistiqué : « Lorsqu’il s’agit de destruction, les armes du citoyen-saboteur sont le sel, les clous, les bougies, les cailloux, le fil ou tout autre matériau qu’il devrait normalement posséder en tant que chef de famille ou en tant que travailleur ». On y apprend par exemple comment boucher une canalisation à l’aide d’une simple éponge et de sucre, ou à faire disjoncter une installation à l’aide d’une pièce de monnaie.

Mais ce manuel proposait également une autre forme de sabotage, plus subtile, réservée à ceux qui ne souhaitaient pas, ou ne se sentaient pas capables, de mener des actions directes. Il s’agissait alors de saboter les entreprises de l’intérieur, par son comportement au travail.

Et c’est là que cela devient savoureux.

Voici donc un petit florilège des méthodes de sabotage au travail, tirées de ce manuel…

  • Insister pour que tout soit fait par des « circuits officiels ».
  • Refuser tout raccourci permettant d’accélérer les décisions.
  • Multiplier les discours longs, agrémentés d’anecdotes et de commentaires inutiles.
  • Renvoyer toutes les questions à des comités pour « étude approfondie », avec le plus de membres possible (au minimum 5 par comité)
  • Soulever des sujets hors de propos aussi souvent que possible.
  • Chipoter sur les formulations des communications ou des procès-verbaux
  • Réouvrir les discussions sur des décisions déjà prises.
  • Prôner systématiquement la prudence et exhorter à éviter toute précipitation.
  • Questionner la légitimité ou la compétence du groupe à prendre des décisions.
  • Exiger systématiquement des ordres écrits.
  • Exécuter en priorité les tâches secondaires et confier les travaux critiques à des employés inefficaces.
  • Exiger un travail parfait pour des produits sans importance
  • Donner des instructions incomplètes ou erronées lors de la formation des nouveaux employés.
  • Récompenser les employés inefficaces par des promotions et pénaliser les travailleurs efficaces.
  • Organiser des réunions inutiles lorsqu’il y a des tâches urgentes.
  • Multiplier la paperasse et créer des dossiers en double.
  • Complexifier les processus en ajoutant des validations inutiles.
  • Appliquer les règlements à la lettre, sans tolérance.
  • Égarer des documents importants.
  • Répandre des rumeurs inquiétantes auprès des collègues.
  • Travailler lentement en ajoutant des étapes inutiles ou inefficaces. Provoquer des pauses fréquentes, et prendre plus de temps que nécessaire pour des tâches simples.
  • Feindre de ne pas comprendre les instructions ou demander des répétitions inutiles.
  • Mal faire mal son travail et blâmer les outils ou les équipements.
  • Ne jamais transmettre son savoir-faire à un collègue moins expérimenté

Heureusement, toutes ces pratiques de sabotage sont désormais reléguées aux archives de l’histoire. Qui, aujourd’hui, aurait l’idée saugrenue d’envoyer un mail en copie à tout l’annuaire sans autre but que de se mettre en valeur ? Qui oserait réouvrir un débat déjà tranché la semaine dernière pour le simple plaisir de tourner en rond ? Et qui pourrait imaginer des « visio Teams » où chacun jongle entre son pyjama, son micro coupé et sa caméra éteinte, tout en multipliant les discussions stériles sur des « points d’alignement stratégique » ? Qui ferait preuve de prudence excessive dans la mise en œuvre de toute action, afin d’éviter la moindre prise de risque ?

L’OSS voulait semer le chaos chez l’ennemi. Mais de nombreuses entreprises semblent avoir pris la relève avec brio, sans avoir jamais ouvert ce manuel. Et si l’art du sabotage s’était insidieusement imposé comme une composante naturelle de la culture d’entreprise ? Insidieusement, car il se manifeste le plus souvent sous couvert de bonnes intentions, d’une rigueur excessive érigée en vertu, et de traditions tenaces.

Sources
Simple Sabotage Field Manual. Version originale. 1944. CIA
Le même document, en version texte.

 

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